Ce qui nous tuera

Publié le par Clara

On ne sait pas ce qui nous tuera.
Mais il est vrai que lorsque nous serons tués, nous ne pourrons plus rapporter d'histoires. Ni contempler la beauté. C'est à cela que pensait Hyacinthe, debout dans une allée déserte, bras croisés, en uniforme. Une fenêtre à sa droite, longue et fine, découpait un rayon de soleil, infime et vain, tombant en flaque sur le parquet. Une flaque très précise et délimitée. Elle ne touchait pas Hyacinthe, dans l'ombre. Hyacinthe ne recherchait pas la lumière. Pas forcément. En tout cas pas celle qui fut trop évidente, comme ce rectangle de soleil sur le sol. Infime et vain.
Hyacinthe préférait tourner son visage vers le tableau devant lui, celui qu'il avait choisi aujourd'hui. Il resterait là de longues heures, cherchant à traquer sa vérité, la signification qu'il voudrait bien lui assigner. Ou peut-être pas. L'important serait la vague d'émotions qui le submergerait peut-être. Il serait heureux d'être submergé. Ce serait fantastique d'évoluer au fin fond des abysses, dans ce monde qui mime le silence, vaste espace d'ondes noires et lentes, d'éclairs fugaces et inattendus issus du regard de monstres indécis. Hyacinthe appelait les abysses de ses voeux,  il souhaitait parfois quitter ce monde abrutissant qu'il ne comprenait guère.
Si quelqu'un était là, dans cette allée déserte, il serait certainement saisi par l'immobilité de cet homme. Il ne pourrait s'empêcher de l'observer, comme nous le faisons, nous, entité qui raconte. Il serait étonné de ne pouvoir décider qui de l'homme ou du tableau se mire dans l'autre. Etonné de constater que, bien qu'immobile, cet être était mouvant. Les contours de sa silhouette, les traits de son visage, semblaient aussi flous que les regards brillants des monstres marins. On lui chercherait des ouïes, des nageoires sous les tissus, des filaments issus de son dos. On s'attendrait à ce qu'il plonge, soudain, dans la toile rendue liquide par son propre regard. Lui seul serait capable de rendre leur texture aux couleurs jetées en touches cubistes sur le tableau devant lui, qui le regarde comme nous le regardons, comme le regarderait quiconque serait là aussi.
C'était ainsi que l'interrogeait Dora Maar.
Dora Maar en pleurs, c'était le tableau qu'il avait choisi aujourd'hui. Chaque jour un tableau, c'était son artisticum vitae,  sa raison de survivre depuis des mois, sa façon de plonger au fin fond des océans de la vie insensée, tout en restant à la surface. Il gardait l' horizon en vaguelettes à la lisière de ses yeux, il y veillait malgré tout, il pouvait y advenir quelque danger, pour les quelques êtres qu'il aimait, juchés sur des rochers émergeant ça et là. Il fallait veiller pour ça, pour eux. Dora Maar en larmes semblait implorer : qui sont-ils, sur les rochers ? Regarde, Dora, regarde, là, c'est ma mère, elle se nomme Paula, elle est encore belle tu ne trouves pas ? Même folle, elle est belle, que veux-tu. Regarde, malgré son regard aussi indécis que les monstres marins, son sourire est magnifique, sous le violet de sa longue chevelure. Une vraie sirène. Oh, et puis là, c'est mon père, massif et sombre, il semble taillé dans le granit, tout le contraire de moi, on l'appelle Jo, c'est pour Joseph mais il n'aime pas, c'est trop biblique selon lui. Ne pleure pas, Dora, sa vie n'a pas été si triste que cela, il a beaucoup travaillé voilà tout, trop comme tous les hommes de cette époque-là. C'est leur regard sombre et lourd qui nous impose le temps de rêver au lieu de s'épuiser.
Regarde-le sautiller, celui-là, il plongerait s'il ne craignait les monstres. C'est Antoine, mon tout petit. A l'origine, ce n'est pas le mien, je l'ai fait mien voilà tout. C'était l'Antoine d'Angèle, Angèle qui a quitté nos abysses pour rejoindre les nuages, tu la vois ? Envoie-lui mes baisers, elle était belle et douce, mais elle n'est plus sur les rochers, je n'ai plus à veiller sur elle, c'est elle qui s'en charge désormais, elle qui souffle parfois sur les vaguelettes et déplie mon âme froissée. Mais c'est indiscernable, je souhaite parfois des tempêtes. Antoine ? Il a 9 ans, oui, il est aussi beau qu'elle, et émouvant, si émouvant, heureusement beaucoup moins mouvant que moi, puisque ce n'est pas vraiment le mien, d'Antoine.
Et là-bas, tout là-bas sur ce rocher lointain ? Tu as remarqué toi aussi son air perdu ? C'est qu'elle n'est pas là depuis longtemps. Elle se demande ce qu'elle fait sur ce rocher au milieu de rien, elle se demande pourquoi elle ne voit que l'horizon à la lisière de mes yeux, elle ne sait rien de toute façon, pour l'instant. Elle, tu vois, je l'ai rencontrée la semaine dernière. Elle ne sait pas encore qu'elle a pris place sur ce rocher. Elle ne sait pas encore que c'est aussi pour elle que tu pleures, Dora. Il va bien falloir que je lui dise d'une manière ou d'une autre. Il va falloir que je lui dise : j'ai donné quelques larmes de Dora à ton âme. Je sais juste son prénom, à cette jeune femme faussement frêle, quelqu'un l'a appelée dans l'atelier, l'autre fois. Il a dit Laurène, et elle a levé les yeux.

Publié dans Clara

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