Gabrielle (dedans/dehors)

Publié le par m

Un extrait des "dépossédés"

Londres

Trois

"Gabrielle m'a dit que, traversant une mauvaise passe, elle avait survécu pendant trois jours grâce à des tasses de thé sans lait ni sucre, et à deux bols quotidiens de riz salé. Elle m'a dit qu'elle s'était senti nauséeuse, affamée, déprimée et honteuse, avant d'ajouter que durant au moins deux jours ses rêves avaient été inoubliables. La faim, sa complexité et ses surprises l'avaient stupéfaite. Plus jamais elle ne ferait ces rêves.


.../...


    Je ne me suis pas fait l'avocat de Gabrielle. Il y avait tout  un ensemble de mesures qu'elle pouvait prendre elle-même pour améliorer ses conditions de vie. Nous en avons parlé. J'ai seulement été une oreille pour ses soucis, une chambre d'écho. Elle a contacté un avocat conseil. Elle a obtenu la séparation de corps et une pension alimentaire pour ses enfants. Elle a envoyé une lettre à la caisse de chômage pour revendiquer ses droits. l'avocat conseil  a écrit à l'agence immobilière crapuleuse pour la menacer de procès au cas où le reliquat de l'argent dû à Gabrielle ne lui serait pas immédiatement versé.
        Ces actions ont produit de vrais changements. Gabrielle s'est senti libérée en constatant soudain que tous ces organismes existaient pour son propre bénéfice. Elle était fondamentalement leur employeur. Si elle les prenait au mot, si elle exigeait avec adresse et obstination les droits que ces organismes affirmaient être les siens, alors elle ne pouvait que gagner. La sensation de liberté et de soulagement que Gabrielle découvrit fut énorme. Le choix, qui est le moindre des droits des pauvres, lui appartenait. Elle n'était ni gagnante ni victime. Même si les diverses batailles qu'elle commençait de remporter ne la faisaient pas accéder à la prospérité, elles lui fourniraient des occasions cruciales de choix et d'action.
         Gabrielle m'a invité à dîner pour fêter la résolution de ses problèmes les plus urgents. Elle avait reçu le reliquat de l'argent dû par l'agence immobilière. Elle a servi un plat de poulet compliqué et mal cuit. J'avais apporté une bouteille de vin médiocre. Nous nous sommes amusés. J'étais plus que content de la voir aussi enthousiaste. J'ai trouvé étrange de me retrouver devant une table aussi élégante tandis qu'au dehors Kingsmead grondait et fulminait dans la crasse et le chaos. J'étais assis dans un appartement élevé, en compagnie d'une mère célibataire au chômage dans un quartier célèbre pour sa misère. Je me sentais tout près du ceur des choses.  Gabrielle a pris la parole.
         " Le plus dur reste à venir ", dit-elle.
         J'ai été abasourdi. Gabrielle l'a remarqué : elle a souri et s'est expliqué : " Eh bien, quand on est vraiment au fond du trou, on s'occupe en essayant de ne pas couler définitivement. Ca donne une raison de se lever le matin. Et tu n'as pas le temps de penser au pire - à l'avenir.
         Elle s'est servi le restant de la bouteille de vin et elle m'a regardé. Gabrielle avait un talent déconcertant pour la sincérité.
           " Je veux dire que vais-je faire maintenant ? Je viens de traverser une crise terrible, d'accord, mais maintenant mes enfants et moi nous devons décider de ce que nous allons faire de notre existence pour les années à venir. Les problèmes ne font que commencer. Ils sont nombreux et ce sont seulement ceux auxquels je suis capable de penser en ce moment - et tous ceux qui vont tomber du ciel ? Après tous les emmerdements de ces derniers mois, on pourrait croire que j'ai besoin de souffler un peu, d'avoir un peu de chance.  Mais je ne compte pas là-dessus. Il va falloir que je coure à toute vitesse, simplement pour rester immobile. "
            Ce n'était pas ce que je désirais entendre. Mon sourire de contentement a disparu. J'avais concocté, fantasmé, une image de Gabrielle dans cinq ans, Gabrielle identique à elle-même, toujours reconnaissante des progrès spectaculaires qu'elle venait d'accomplir. J'ai compris que c'était à la fois ridicule et répugnant. Gabrielle aspirait à l'autosuffisance, à un certain bien-être pour ses enfants. Elle voulait quitter Kingsmead. Elle souhaitait que sa famille aille de l'avant et change. Je l'avais imaginé satisfaite d'une situation que je moi-même je n'aurais jamais tolérée. Je m'étais montré coupable de toute la sophistique que je méprisais. "







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