A véli véli véli vélo

Publié le par Clara

C'est peut-être la suite de mon premier chapitre, ou bien un chapitre intermédiaire, en tout cas cela se passe toujours le même jour, souvenez-vous, Mélodie venait de s'enfuir de la place Jean Jaurès suite à l'intervention de Mamie Madeleine...



Elle avait été une enfant calme et raisonnable pourtant, jusqu'à quand, elle ne savait pas. Qu'était-il advenu au creux de son enfance, quel événement, quelle parole, quel regard avaient changé sa naïveté, sa joie de vivre ? Ou bien était-ce seulement l'oeuvre de l'adolescence, ce va-et-vient hésitant comme une danseuse sur la pointe des pieds, comme si le sol brûlait, entre le monde de Peter Pan et celui de ses parents ? L'un et l'autre étaient inconcevables, impossibles, introuvables, après quelle étoile à gauche ? Après quel pli d'amertume au coin des lèvres ?
Avant de s'endormir, elle pensait toujours à Nanette, sa grand-mère qui, naguère, habitait à Seignosse, non loin des longues plages de sable blanc battues par le roulis de l'océan. Il lui fallait penser à la silhouette douce et rassurante de la vieille dame avant de glisser vers un sommeil dont elle ne se rappelait jamais le film principal. Elle avait toujours préféré les bandes-annonces, avant. Elle se souvenait de la voix calme et posée de son aïeule, de ce timbre sans écorchure ni reproche, de ces phrases aux douces intonations. Nanette, la seule personne, avec son ancienne instit, qui lui avait prodigué tendresse et paroles décorées de pansements en croix. Mais L'instit était partie au Chili ; elle en rêvait depuis si longtemps qu'elle avait appris à ses élèves une chanson dont Mélodie se rappelait le refrain :

Corre el anillo
Por un portillo
Pasó un chiquillo
Comiendo huesillo
A todos les dio
Menos a mí

Fais passer l'anneau
Par une brèche.
Un enfant passa,
Mangeant du huesillo
À tous en donna
Sauf à moi.

Quant à Nanette, cela faisait déjà quatre ans qu'elle avait quitté cette terre. Contrairement à son instit, Mélodie ne pouvait se l'imaginer vêtue d'un poncho bigarré, un large sourire éclatant au sein d'un visage au hâle parfait, et peut-être sur un lama, oui, un lama, il devait y en avoir au Chili. Mais au paradis ? Comment se vêt-on là-haut, quel animal chevauche-t-on ? Faute d'informations, elle la rêvait sur une licorne blanche, ses longs cheveux d'argent dénoués sur sa chemise de nuit rose, celle qui avait un accroc, en bas à droite.
Elle se souvenait bien de ce moment où son père lui avait appris la mort de Nanette. Elle s'en souvenait car le matin-même était advenu un événement d'une merveilleuse banalité : Mélodie avait eu ses premières règles. Avec cette honte étrange de porter un corps vivant, elle avait écouté les explications pataudes de sa mère quant à l'utilisation des serviettes hygiéniques et tout le tintouin. La fierté d'accéder à un statut différent au sein de l'humanité, cela fut ressenti plus tard. Et puis Nanette... Dans son encore petite tête de treize années, Mélodie avait effectué un rapprochement facile : si Nanette était morte, c'était parce qu'elle ne pouvait être la grand-mère que d'une petite fille, pas d'une femme ; elle était coquette, Nanette.
Personne ne lui ayant ôté cette idée de l'esprit, Mélodie l'avait gardée, bien ancrée, et parfois elle suçotait encore son pouce en espérant une résurrection.
Mélodie s'abreuvait encore au puits d'une pensée magique enfantine. Elle stagnait ainsi en  nowoman's land, où elle ne se sentait responsable de rien. Ce qui lui arriverait cet après-midi, par exemple, ne découlerait que du frôlement de la fourrure d'un chien noir contre ses jambes. C'était l'effet papillon, réglé par le Grand Horloger, dont elle discernait nettement la barbe blanche lorsqu'elle scrutait les nuages.

Pas étonnant qu'elle se retrouvât l'après-midi juchée sur son V.T.T., en plein cagnard, avec ce pan de sa robe bleue, toujours la même et pourquoi pas puisqu'elle l'aimait tant, ce pan qui lui frôlait les jambes à la manière d'une fourrure fantomatique.

A véli véli véli vélo
A véli véli véli vélo
Le soir au bal masqué, masqué.
Je suis allée danser, danser
avec mon  fiancé, fiancé
Ma mère est boulangère, Miam, Miam
Mon père est policier

Elle pensa à la longue file de cyclistes qui pédalaient aussi, qui passeraient là demain, et elle éclata de rire sur le petit chemin bordé de ronces. Elle rit de ces imbéciles qui avaient perdu la vérité cyclique  de la roue ; elle ne devait tourner que pour l'hypnotisme ou la promenade, pour le destin ou les minutes rondes puis comme des gouttes, pour le plaisir ou l'effort mesuré. Eux s'étaient enferrés dans la roue cerclée d'un vice : la performance. C'était ça les hommes, pensa-t-elle tout en effrayant un lapin sur le bas-côté, elle les connaissait si bien sans les comprendre, elle savait qu'elle-même pouvait assez convenablement remplacer la conquête du maillot jaune, ils la portaient davantage sur leurs buste que dans leur coeur. Le regard des autres femmes en reflétaient l'étendard en flammes.
Mais pour l'heure, elle pédalait comme en enfance, toujours aussi petite devant les maisons aux couleurs franches qui se détachaient des champs de vigne et de blé, émergeant au détour d'un figuier, d'un frêne ou d'un bouquet de roseaux. Son jeu favori depuis des années était de s'en croire l'héritière, elle prendrait possession d'une de ces propriétés où les adultes couvaient de sollicitude leurs enfants. Les cris de joie éclaboussaient les visages penchés sur l'eau des piscines chlorées. On lui apprendrait les secrets des serrures, des heures d'arrosage et de passage du facteur, comment dresser une jolie table et cuisiner des mets fins, et peut-être même que dire, comment le dire, pourquoi et dans quel but. Elle finirait par acquérir cet air candide et doux, absent et soucieux de détails, enfin terrible de sauvage indifférence qu'avaient ces enfants plantés devant un portail de ferronnerie compliquée, alors qu'on les attendait devant un repas impatient. Elle passait devant eux, enveloppée dans sa propre dimension, celle des trains, des vélos et des insectes, filaments effilés et furtifs qui dérobaient images et vie, celles des êtres immobiles et normaux, lors d'épaisses collisions spatio-temporelles.
Elle avisa une étendue verte comme la mer, étonnamment grasse pour la saison. Cela l'attira comme le lit qu'elle venait d'apercevoir par la fenêtre d'une de ces demeures dont elle hériterait un jour dans une autre vie. Édredon rempli d'un air extrait de poumons d'anges, housse aux fragments de peaux d'oiseaux cousus, patchwork insolite. Le frein crissa sur la roue, et Mélodie rejoignit l'espace lent des piétons. Elle coucha sa bicyclette entre deux buissons d'orties, et s'en alla, pieds frappant les vagues d'herbes denses.
Elle sut que c'était là qu'elle devait s'allonger, et le fit en fermant les yeux. Le soleil commençait déjà à la blesser. Elle sut que cela n'allait pas tarder, et cela ne tarda pas.
— Bonjour, Mélodie.
Elle ouvrit les yeux, et vit, debout, penchée sur elle, une ombre. Celle d'un homme. Elle eut l'impression qu'il lui souriait, avant de s'agenouiller à ses côtés. Elle le dévisagea tranquillement. Il  portait un coquelicot sur le front. Elle tendit le bras, voulut en toucher les pétales, puis comprit.
— Ça te fait mal ?
— Non.
— Alors, quels visages avaient-ils, juste avant ?
— Je ne sais pas. J'ai fermé les yeux.
— Tu mens.
— Oui.
— Qu'attends-tu pour me toucher ?
— Pourquoi ?
— C'est ce que font les hommes.
Il sourit à nouveau, et lui envoya une douleur nouvelle, celle de n'être pas touchée. Il demanda :
— Pourquoi moi et pas les autres ?
— Tu étais le plus beau.
Il disparut avec une lumière en forme de sourire.
Mélodie resta longtemps, allongée sur la couverture verdoyante, à écouter les gémissements de la nature.

Le temps était pour Mélodie une notion plus éparpillée que fragmentée. Était-ce l'après-midi ou le soir déclinant, elle l'ignorait, et s'en moquait pas mal. Une montre ? Pour quoi faire ? Inapte au temps scolaire, en été elle mangeait toujours seule, aux heures que lui indiquait son estomac, piochant dans le frigo une tomate, un morceau de saucisson ou une pêche. Elle grignotait debout, errant dans la maison languissante, croisant les ombres de ses parents qui peut-être lui adressaient quelques mots. Ne parlant pas leur langage, elle hochait seulement la tête. Puis elle ressortait, sans jamais donner une heure de retour. Sa mère avait renoncé depuis longtemps à lui imposer un cadre. L'avait-elle jamais fait ? Mélodie ne se souvenait que de cette terrifiante liberté.
Elle sortit, pêche en main, décidée à errer encore ailleurs, sans mur où se cogner.
Mélodie imaginait parfois une équipe de chercheurs braquant l'oeil d'un satellite sur ses déplacements. Ils réfléchissaient ensuite longtemps devant des diagrammes emmêlés d'étoiles.

Le soir la vit déambuler devant le camping municipal. La poussière soulevée par les véhicules emplis d'enfants braillards en maillots de bain se déposait en une fine pellicule sur la peau et les cheveux de Mélodie. Adossée contre le conteneur de recyclage du verre, perchée sur un pied, l'autre posé sur le mollet opposé, bras croisés, mains sur les épaules, elle guettait une silhouette, un regard. Seule l'ombre furtive d'un chien noir vint la distraire de son attente.
La nuit s'allongea sur les contours de chaque chose, de chaque être, avant de faire couler son encre sur eux. Mélodie aimait ce moment toujours frissonnant, où peu à peu elle pouvait se croire invisible. Elle pouvait se croire sans mémoire, se souvenait-on des moments importants de toute façon, de ceux où se glissent les signes du vécu intense, ceux où l'on perçoit une once de vérité ? Elle pouvait oublier l'avenir incertain, les centaines de bras qui allaient encore l'encercler, ou peut-être n'y en aurait-il plus ? Les regards, ceux comme Nanette, y en aurait-il encore ? Quels pouvaient être les autres signes, autres que les étreintes, autres que les regards, quelle vitesse pouvaient-ils avoir autre que celle des battements de son coeur, des pulsations dans ses veines, celles qu'elle écoutait le soir, oreille collée contre l'oreiller ? Mélodie cherchait, cherchait, mais ne voyait pas.
Elle décida de quitter son poste au bout d'un long moment, et se mit à errer à nouveau, silhouette sans couleur désormais, suivie d'une ombre rampante, aux quatre pattes indiscernables, peut-être coulées dans les mares nocturnes. Elle connaissait les chemins, elle connaissait les gouttières, elle évitait d'instinct les poubelles posées sur les trottoirs noirs, agile fine féline.
Elle se savait suivie, c'était le clébard elle entendait son souffle parfois comme issu d'un mufle bovin, parfois comme une toux, parfois mouillé par une langue râpeuse. Elle tentait d'ignorer la peur qui l'accompagnait, sa peur des chiens, enfantine et archaïque. Toute son attention se concentrait sur la lune gibbeuse, traquée par un nuage.
Puis la panique, fulgurante. Une main s'était posée sur sa bouche, une autre enserrait sa taille. Tout fut blanc, un cri silencieux, une asphyxie anesthésie. Ne rien ressentir, être morte, oublier le présent.
Oublier le présent.
Oublier le présent.
Puis un cri, un vrai, mais pas le sien. Mélodie s'effondra contre un mur.
L'homme hurla un juron, et secoua son bras afin que le clebs desserrât ses mâchoires solidement plantées dans son poignet. Il lui administra un coup de pied sans pitié qui l'envoya trois mètres plus loin dans un couinement de douleur. L'homme s'enfuit dans une poche de la nuit.
Un coup de langue sur sa joue ramena Mélodie... Où, elle l'ignorait encore davantage. Ce dont elle réussit à se rendre compte, c'était que l'homme n'avait pas eu le temps d'aller très loin. Malgré la peur, malgré la honte, elle se sentit sauvée d'un fatalisme. Un fil du destin venait d'être rompu. Mordu. Elle enserra maladroitement le cou du chien, et pleura. La dernière fois, c'était il y a quatre ans.

Publié dans Le Tour de nous-mêmes

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A
promis je finis mon chapitre cette semaine
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