La signature

Publié le par Iris


Je sortis de chez moi ce soir-là avec une sensation de légèreté animale. J'en avais la vision parcellaire et instinctive. Cela faisait plusieurs jours déjà que les visages des humains ne me disaient plus rien. Je ne m'arrêtais qu'à quelques regards dont l'agressivité me conduisait à fuir lestement, ou à d'autres que je reconnaissais perdus à ma façon. Nous n'avions pas besoin de hocher la tête pour nous saluer, nous savions que nous faisions partie de cette dimension parallèle refoulée par le monde, nous étions ces inhumains qui louvoyaient entre les lignes de vos vies que nous ne saisissions jamais, que parfois nous suivions un temps avant de nous en éloigner et prendre de la vitesse, sans aucun retour possible ni voulu.
Attentive aux gestes, je l'étais aussi aux lumières et aux sons. La crudité émise par les réverbères me blessaient, la mouvance imprévue des couleurs des phares m'inquiétaient, les cris de la ville synthétiques, crissants et proches de hurlements brusques et infinis de suppliques renversaient mes sens aux aguets.
Un petit d'homme brandit devant moi une ficelle colorée de mille lumières clignotantes, il perçut ma surprise et décida de s'en emparer en criant ; mon sursaut le remplit de puissance jouissive et lui fit ouvrir une bouche immense en un rire surnaturel. Je bousculai quelqu'un dans ce bond.
- Mais faites donc... Iris ?
Je plissai les yeux de méfiance. Je dus faire un effort fantastique pour déchiffrer les traits, appréhender la silhouette, décrypter la voix.
- Iris, oui c'est bien vous. Mais que vous est-il... Iris... Vous ne me reconnaissez pas ? C'est moi, Théo Valtat...
Il s'agissait d'une autre vie, ancienne et obsolète, et pourtant je sentais qu'il y était question de moi, ce même moi qu'à cet instant. Théo Valtat... Il avait occupé une place dans une strate de mon existence, une place oubliée comme percée d'un trou d'obus. Ce fut sa main sur mon bras qui me la fit reconstruire peu à peu, j'avais pour ma survie une capacité de refonte sélective. Tout se remit en place peu à peu, la petite annonce, la rencontre, l'étrange travail qu'il m'avait confié, le trouble qui s'en était suivi puis ma fuite. Encore une histoire à raconter, encore une, plus tard.
Je n'avais eu avec Théo Valtat que des échanges professionnels, si l'on pouvait appeler profession ce qui nous avait liés si peu. Ces regards sur moi, je m'en souviens, ne s'attardaient jamais, même lorsque je tentais une jupe courte ou un décolleté.  Je n'avais aucune vue sur lui, mais cela m'agaçait. Je ne l'intéressais pas, j'avais dû m'y faire, ou alors seulement cette partie de moi qu'il exigeait parfaite lors du rendu de mes travaux.
Ce soir-là j'étais vêtue d'un jean et d'un sweat-shirt, pourtant son regard n'avait jamais été aussi lent et lourd sur moi. J'eus la tentation de fuir à nouveau. J'avais le projet instinctif, je ne m'en rendis compte qu'à ce seul moment, de quitter la ville au plus vite, grimper dans le souvenir que j'avais du bus 21 et rejoindre le noir d'encre des calanques, les odeurs puissantes de thym et de romarin nocturnes, les chants brefs ou cycliques, et les appels des animaux que j'aurais peut-être rejoints, suivis, accompagnés dans leurs frôlements d'épines et le déchirement des peaux. Mais Théo Valtat avait modifié le cours de cette pulsion, ou tout au moins retardé.
- Comme vous avez changé, Iris...
Il prononçait mon prénom en s'attardant sur le s final comme un sifflement fasciné. Je sentais aussi que les i s'ouvraient sur sa langue. Ce fut comme s'il m'absorbait à mon insu. Je frissonnai.
- Venez.
Il saisit à nouveau mon bras pour ne pas le lâcher. Il marmonna :
- Je ne tiens pas à ce que vous disparaissiez à nouveau.
Je ne compris pas ces mots, pas sur le moment. Je le suivis, obligée par la pression de son corps, et par ma volonté rendue nulle voire négative à ce point de ma vie. Il m'entraîna dans un endroit très fréquenté, jaune de néons bruts et intolérants, il me fit asseoir sur une chaise au métal froid. Il me tendit un gobelet brûlant. Je l'entourai de mes mains sans songer à le porter à mes lèvres. Je ne savais plus que j'avais un visage à cet instant. Il s'assit en face de moi et commença à me parler doucement. Cela me berçait agréablement, mais le sens de ses paroles ne franchissaient pas ma conscience. J'étais toute entière attentive aux mouvements peu rassurants autour de nous, perturbée par l'assaut de la lumière.
- Iris, vous m'entendez ?
Je baissai les paupières en percevant l'inquiétude. Pourquoi cette inquiétude ? Je souris pour rassurer, sans réfléchir.
Ce sourire me ramena davantage vers lui, Théo Valtat, cet homme venu d'ailleurs.
- Je vais bien, dis-je seulement.
- Iris, j'étais en train de vous parler de cette lettre. Celle que vous m'avez laissée en partant pour ne plus jamais revenir. Elle me hante, Iris, et puis... Et puis cette signature... Iris, je vous ai vue la déposer sur mon bureau, et je connaissais votre écriture, alors... Alors pourquoi l'avoir signée d'un autre nom ?
Son regard se fit implorant mais en moi tout devint encore plus aigu et défensif. Je sentis une ancienne blessure palpiter de joie. Je demandai précipitamment :
- Je ne me souviens pas... De quel nom l'avais-je signée ?
Je sentais qu'une clé de mon enfouissement se trouvait dans cette réponse, mais lorsqu'il ouvrit les lèvres un groupe de jeunes gens pénétra sous les néons, en silence pourtant, mais leurs breloques dorées et argentées m'éblouirent en un éclair troué. Je n'entendis pas la réponse que me fit Théo Valtat.
Je hochai pourtant la tête d'un air entendu.

Publié dans Clara

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