La vérité de Violette

Publié le par Clara

– J’invente des histoires. De belles histoires où il se passe des choses exaltantes.
« Inventer, je l'ai souvent fait. En repoussant le vécu, je fuyais la vie, sans aucun doute. Mais surtout, je voulais exercer mon sens du bonheur avant qu’il n’arrive. Je mêlais le corps et les mots. J’avais l’impression d’imploser, par manque de caresses des paroles et des peaux. Je ne pouvais m’en sortir qu’en les cherchant au plus profond de moi. Le corps dictait les mots ; les mots calmaient le corps. Le cœur, quant à lui, s’est mis en veille pour laisser place au reste.
« Cette invention a été le premier rouage de l’engrenage. Je m’étais placée hors la vie. J’étais entrée dans un paradoxe : j’épanouissais ma sensualité au travers des mots, mon corps se libérait au fil de mes fantasmes, j’assumais totalement ma folie, mais je ne la vivais pas.
« Le jour où j’ai réalisé que d’autres gens écrivaient, et publiaient des milliers d'histoires érotiques sur Internet, j’ai compris qu'il était triste et égoïste de garder les miennes pour moi seule.
« J’ai découvert alors en moi, subitement, comme ça, sans autre raison que trop de mots privés de vie, un sentiment révolutionnaire : l’envie d’exploser. C’était le besoin irrépressible d’étaler aux yeux du monde ce que j’étais, sous toutes les coutures. Tout moi, dedans et dehors. Je pouvais de moins en moins les dissocier. Et le réel en réclamait sa part.
« J’ai longtemps été introvertie, et là je devais faire face à un penchant pour l’exhibitionnisme sous toutes ses formes. Mais j'étais seule. Je crois que je faisais un peu peur. Je m’inquiétais moi-même passablement, et je n’avais aucun moyen de m’exhiber.
« J’ai fini par inventer le seul moyen de me révéler aux yeux du monde. Je me demande maintenant si ma mère n’avait pas, elle aussi, ressenti tout ça. Peut-être qu'elle avait trouvé, elle, une autre solution, bien plus extrême : celle que j’ai failli adopter si tu ne m’avais arrachée de la rue Curiol… L’idée, plus douce que celle choisie par Coline, m’est venue un matin, grâce à un jeune homme sous un platane.
« Souvent, pour acheter mes fruits ou un journal, je passais devant ce garçon assis sous cet arbre, qui sirotait un café. Je le voyais aussi quelques fois en ville avec son appareil photo. J'appris qu'il était photographe... Ce qui m’agaçait plus que tout, c’était que jamais il n’avait posé les yeux sur moi.
Violette posa un regard en coin sur Doumé qui se mit à rougir... Il eut envie de lui dire pardon pour sa distraction, mais il se tut, et la laissa continuer.
– J’ai alors imaginé, puis écrit une autre histoire. J’avais essayé de deviner ce qu’était ce garçon, au plus profond de lui, d’après les seules impressions que je ressentais à sa vue… J’ai imprimé cette nouvelle, puis je l’ai mise dans une enveloppe rose sur laquelle j’avais noté : Pour le jeune homme qui boit son café sous le platane. J’ai attendu trois jours, fébrile. Je réfléchissais à tout ce qu’impliquaient mes intentions. À ce qu’elles signifiaient. Cette histoire était sincère, je m’y donnais entièrement, et je devais m’attendre à ne rien recevoir en retour. Mais je sentais que mes maux, exprimés de cette façon, ne demandaient qu’à palpiter dans d’autres mains, sous d’autres yeux. C'était le seul moyen de les apaiser.
« Une nuit, je me suis décidée à sortir. À pas de louve, je suis allée devant le platane, et je suis entrée dans le bâtiment d’à côté. Je guettais chaque bruit, puis j’ai déposé mon enveloppe sur la rangée de boîtes aux lettres. J’ai ensuite filé à toute allure.
« Le lendemain a été délicieux. J’ai vu le jeune homme en question, toujours avec son café à la main, mais avec ma lettre dans l’autre. Lorsque je suis passée devant lui, il a enfin posé le regard sur moi. Je n’ai souri que légèrement : je ne souhaitais pas être démasquée. Le doute est passé dans son regard. Mes mots étaient, pour la première fois, entrés en interaction avec la vraie vie.
« Ce garçon, c'était toi, toi qui es entré un jour dans ma boutique...
« Cette première histoire avait trouvé son destinataire, elle donnait le ton. Une pulsation de mes rêves battait désormais dans le cœur de ce jeune homme, sous le platane. J’espérais l’avoir touché. C’était la première note de la mélodie que je désirais jouer dans mon quartier, pour faire danser les songes des gens. J'ai écrit, puis fait parvenir ainsi plusieurs histoires qui avaient pour héros le boucher, ou un serveur, ou même quelques chats... À part toi, je n’en ai jamais approché aucun. Tu es le seul avec qui j’ai vraiment vécu quelque chose…
« Mon romantisme érotique gagnait en humour au fur et à mesure que je l’exprimais, mais il s’est cherché longtemps. J’ai à mon actif une bonne dizaine d’historiettes complètement loupées, et qui n’ont jamais trouvé le chemin de leurs destinataires. J’aurais eu honte que quiconque les lise. À chaque fois, je n’étais pas fière de moi. J’avais créé des personnages bien trop stéréotypés, me menant tout droit à la limite de la faute éthique. Mon rôle, car je m’en suis découvert un à l’occasion, était de livrer à mes cibles une vision érotique un peu originale. Et non pas de cet érotoc trop répandu. Pour rendre la vie plus belle, celle des autres en tout cas, je suis devenue l’Amélie Poulain de l’érotisme. Je me prenais pour une serial writer. Je ne pensais pas devenir une serial killer...
Des larmes roulèrent dans ses yeux :
– Je t'assure, Dominique. Je ne sais absolument pas ce qui s'est passé. Je n'y suis pour rien. Et pourtant, je ne peux pas nier l'évidence : il est arrivé quelque chose à toutes les personnes à qui j'ai fait parvenir une de mes histoires. Je ne pensais que leur apporter du bonheur, un peu de piment dans leur vie que j'imaginais trop triste... Mais ça... Je ne comprends pas ce qui s'est passé... Est-ce que mes mots ont une influence si néfaste sur ceux qui les lisent ? Peut-être suis-je coupable. Peut-être que mes mots, en exprimant mes rêves, ont un impact sur le réel. Mais là, la réalité a carrément dépassé tout ce que j’avais pu imaginer…
Cette phrase résonna en elle comme quelque chose de connu.  Elle reprit cependant :
– J'ai peut-être sous-estimé le pouvoir de mes historiettes. Peut-être qu'elles ont exacerbé la jalousie de la femme du boucher, l'instinct de possessivité du serveur... Quant au chat de Vestiges, ça ne tient pas debout ! Ah, je ne sais plus... Peut-être qu'il est criminel d'inonder son quartier d'érotisme...
Doumé réfléchissait. Il finit par demander :
– Est-ce que quelqu'un d'autre a lu ces histoires ?
– Eh bien, oui. Sans doute plein de gens : je les ai publiées sur reverotic.com.
Doumé considéra Violette d'un air effaré.
– Mais de façon anonyme, se récria-t-elle. Je suis quand même pas complètement folle ! Bah, de toute manière, c'est terminé. Je n'écrirai plus ce genre d'histoire. Il n'arrivera plus rien à personne...
Et elle se lova dans les bras de Doumé, qui ne put s'empêcher de penser en frémissant : Le seul à avoir reçu une de ses lettres, et à qui il n'est encore rien arrivé... C'est moi !
Mais Violette se blottit contre lui, et il finit par oublier ses craintes.

Publié dans Le roman de Violette

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