Défi relevé (rappelez-vous Loti !)... avec du retard

Publié le par Lunette

            Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Epaules contre épaules, les gueules burinées de soleil, de tempêtes, les yeux plissés qu’avaient touchés des horizons lointains, inaccessibles, ils avalaient la tournée, qui suivaient la précédente, sans mot dire, et quand ils posaient leur verre, Gaïte savait qu’il fallait resservir car ils étaient là, heureux, réunis, pour la noce du lendemain, comme Pierre, entre deux vins, le lui avait toujours affirmé.

         Plus tard, Gaïte savait, l’un ou l’autre raconterait sa dernière aventure, son dernier tour du monde, une tempête inouïe et la mort, une pêche miraculeuse, un paysage onirique de sel et de lumière. Plus tard, Gaïte savait, Joseph chanterait. Plus tard, Gaïte savait, elle aurait le Jean-Yves ou le Pierre du Finistère dans son lit, pour pas grand-chose, tant il aurait bu, mais de quoi lui rappeler qu’elle était encore femme et pouvait toujours consoler. Au petit jour, Gaïte savait, elle se lèverait pour laver la salle des vomissures et du vin renversé, à genoux, la brosse, allant, venant, raclant de dégoût et de colère. Alors, elle pleurerait l’absent, ses yeux sombres, ses récits suaves et ses promesses de monde lointain, récités le veille de chaque départ au creux de son oreille, après les seules nuits de tendresse qu’elle n’ait jamais eues, car Sylvestre prenait le temps de dénouer la coiffe et respirer sa nuque, de frotter son visage dans ses cheveux lâchés avant de soulever son tablier, sa robe et son jupon sans liseré de dentelle.

         Le plus incroyable était qu’ils étaient presque tous là, comme convenu autrefois. Assise sur le tabouret en chêne, elle regardait les verres. Ceux-ci vides, elle remplissait, se rasseyait. Se retrouver était d’abord oublier ensemble, brouiller le souvenir incandescent et terrible, couvrir de brume des soleils lointains, avaler la douleur avec des litres de vin âpres, rouges. Le premier verre renversé entraîna les premiers sourires et les regards en coin. Ils ne tombaient pas, eux, ne dormaient pas, et s’ancraient au comptoir ; les épaules se resserrèrent encore. Alors d’une voix grave, d’outre-tombe, alors d’une voix morne sans autre sourire qu’un pli au coin de l’œil, s’élève l’horizon. Gaïte se leva, resservit, remplit avec générosité, et se cala sur son tabouret, prit le petit verre bleu, se versa la goûte.

         Sur la mer couleur de vin, les coques fendent l’écume grise. Dans le ciel, les voiles recousues battent. L’île aperçue ne forme qu’un bouclier sombre, inaccessible. Les quarts les soirs de mers éreintent. 

         Elle écoutait et le roulis du récit forma la vague au creux de son ventre. Elle versa la goûte dans le verre bleu, remplit celui des hommes, regarda ces bêtes d’ailleurs, monstres d’homme et de solitudes océaniques, faisant la nique à la mort à chaque campagne de pêche.

         Les filets craquent et battent de vies poissonneuses, les filets ne remontent pas de quoi remplir un cercueil. La mer est d’huile et l’horizon se lit bleu de la poupe à la proue, les vagues font plier les mâts.

         Gaïte finissait sa bouteille de goûte et resservait ses hommes, frères de misère. Pierre quitta la salle, matin : il allait chez le curé. Et Joseph de rire, longtemps, et de chanter. A sa main à plat sur le comptoir, Gaïte savait que ce serait le Jean-Yves.

 

***

         Après les larmes, elle défit son tablier, défroissa la robe avec ses grosses mains rouges, refit ses cheveux, arrangea sa coiffe du dimanche, brodée par la Marie qu’était morte. Les cloches appelaient. Elle prit dans le tiroir le missel et se signa. C’était pour la fiancée de Pierre. Gaïte savait déjà la solitude à venir, les prières inutiles, le regard à se brûler les yeux pour toujours en guettant l’horizon.

         Mais l’épousée souriait sur les marches en granit au bras de Pierre. Lui rayonnait. Et à ses noces, ils y étaient tous, ceux qu’il avait conviés jadis. Tous, excepté Sylvestre, qui, lui, s’en était allé dormir dans les jardins enchantés – très loin, de l’autre côté de la Terre…

        

 

Publié dans Lunette

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Barbouille, c'est le personnage préféré de mon fils dans Barbapapa. C'est de lui que tu parles ?? (Je sais, je sais, mes références font peur).
Répondre
P
hello, ravie de vous retrouver... dans une autre couleur... faut s'habituer, c'est tout!!moi aussi j'avais relevé le défi, mais entre temps je me suis perdue sur une autre planète...et puis je n'ai plus internet qu'au boulot (et je bosse chez moi, c'est ballot) et chez les voisins.vous me manquez! c'est rien de le dire(et je cherche barbouille, il est où, hein?)
Répondre
C
Je viens A PEINE de comprendre qu'il s'agissait de la photo de Deleuze (c'est l'abécédaire qui m'a mise sur la voix).Non mais t'as pas honte de te moquer de notre ignorance comme ça, toi ! Me vengerai, grmbl...
Répondre
M
Naaan, mais d'accord, la photo, en fait, c'est Rousseau.(Dans ses dernières années). Il faisait une sorte d'Abécédaire repris aujourd'hui par d'obscurs philosophes ; c'est lui qui a lancé la mode.C'est vrai qu'aujourd'hui je fais pas mal d'humour potache (aux légumes).
Répondre
C
Ah mais si tu veux, mon bon m, on peut annoncer la couleur comme ça, surtout que là c'est une blague à ma portée, ouf.
Répondre