Le règne de l'enfance

Publié le par Clara

kazinierakis-enfance-envole.jpgLe secret, mon secret, peut-être valable que pour moi, ce sont mes mots d'enfant. Je les emploie toujours, je suis très enfant dans mes mots, dans mes phrases, ce sont les mêmes qu'à dix ans. Je les utilise juste pour des pensées d'adulte, pour des sentiments et des sensations de grande. Mais ma justesse est là, mon style naïf et proche du coeur. Je ne vis que dans mes vagues, je ne relis mon passé que dans mes journaux intimes de l'époque.
C'est un exercice toujours très étonnant. J'ai mis quelques temps à pouvoir/vouloir m'y replonger. Auparavant, je baignais dans ce que j'appelle désormais le syndrome de Cosette, je trouvais mon enfance triste et anormale.
Puis j'ai relu toutes ces phrases, il y en a des milliards, de 10 à 15 ans, une flopée de mots, je n'ai pas encore tout relu, et au creux de ces mots : moi toute entière.
Le premier étonnement : je me moquais bien de mes parents. Moi qui pensais avoir souffert de ceci ou cela, eh bien non, visiblement non, je vivais dans une autre sphère. Celle de l'enfance, impitoyablement détachée de celle des adultes. C'est peut-être, devenue adulte, un écart par rapport à la "norme", qui m'a fait inventer une souffrance. Ou peut-être ai-je amplifié ce qui n'était qu'un ressenti superficiel. Ou peut-être ai-je réellement souffert, mais cela ne m'empêchait pas de vivre, de courir, de rire, d'être pleinement enfant. Cela ne devait donc pas être très grave. Sont graves, il me semble, les souffrances qui empêchent un enfant de vivre son enfance. C'était loin d'être mon cas, mais je ne l'aurais pas cru si je ne l'avais pas vu écrit noir sur blanc.
Deuxième étonnement : j'ai découvert une petite fille d'une gaieté à toute épreuve.
Troisième étonnement : j'avais tout oublié, tout "réinventé", à l'aune du syndrome de Cosette (il y a une période de la vie, au début de sa vie d'adulte, où l'on a peut-être envie et besoin de misérabilisme).
Puis j'en ai discuté avec mes frère et soeurs. Chacun de nous avait une version différente de notre enfance, de ce que nous avons pourtant vécu en commun. Chacun de nous avait réinventé ses propres souvenirs.
Voilà pourquoi je suis très méfiante envers le passé, celui que l'on croit pouvoir rappeler à sa mémoire.
Voilà pourquoi aussi je voue un culte aux mots. Je ne me féliciterai jamais assez d'avoir écrit tous ces mots, enfant. Ils restituent très peu de faits familiaux, mais les émotions, les vagues sensibles, la vraie vie intérieure, la vérité.

Morceau choisi, j'avais 12 ans, c'était le 23 février (bon encore une fois ne vous moquez pas du style hyper lyrique et un brin mégalomane - c'est peut-être ça l'enfance, la mégalomanie ! -, et puis, eh oui, j'aimais bien porter un béret sur ma tête à l'époque, c'est comme ça ! Et puis L, c'est ma grande soeur.)

Paisible matinée... Je puis le dire à présent. L. et moi sommes montées sur la colline du C. Nous sommes tout en haut et devant nous, l'étang de l'O. se prélasse. Nous avons foulé l'herbe, le thym et le romarin. Nous nous sommes arrêtées sous un promontoire et avons rêvé un peu. Les strates inclinées en une espèce de sable jaune avaient sali mon béret bleu. Puis l'escalade a continué. Quel plaisir d'avancer, le vent me caressant de sa douce brise, les mouettes criant, les chiens aboyant de tous côtés. En ce moment, la centaine de pins en-dessous de moi reste immobile. Je règne. Les pins mes sujets me respectent et ne chantent pas. Je suis assise. Mes jambes se balancent contre une petite falaise. Ma peur et mon vertige me plaisent, j'adore ça. J'aime aussi passer d'une foulée au-dessus d'un petit gouffre. Durant un instant, j'ai très très peur et quand je suis de l'autre côté, je m'enivre de la brise. Il fait très frais. J'ai froid. J'ai froid, j'ai le vertige et j'ai peur. Mais j'ai réussi. J'ai vaincu la monotonie. Je vis enfin. Mon corps bouge, mon coeur bouge, mon esprit bouge. Et mon long imperméable rouge bouge aussi sous la pression du vent. Seuls les rudes pins verts ne bougent pas, me respectant toujours. A mes côtés, une grosse abeille butine. Elle est à dix centimètres de moi. Elle est jolie avec sa poitrine velue, avec ses grands yeux composés, ses fines pattes noires et ses ailes transparentes aux nervures presque en arabesque. Les nuages sont gris, il va peut-être pleuvoir. Je règne.

Publié dans Clara

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B
Recevoir de l'enfance un présent... Quelle merveilleuse perspective.Rejoindre l'enfant, se demander ce qu'on a fait de son présent...Raccourci : Dans Le coeur des hommes, Darroussin s'interroge : "qu'est-ce que je ferais si j'étais moins con ?"Tous les chemins mènent à l'homme !
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A
en tout cas tu soulves une question plus qu'interessante, petit savons nous si nous sommes maleureux ou heureux, c'est avec l'age et en découvrant le vrai sens de ces mots, qu'on essaie de donner une définition à n otre enbance, enfin je crois
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C
Oh des trous de mémoire, si, il y en a beaucoup, bien sûr. Je régnais, pas à la façon d'un enfant roi ou loi, mais oui, d'un enfant-moi, sans doute. Pour être tout à fait sincère, je me souviens bien de ce sentiment lorsque j'écrivais, de ne vouloir garder que les jolies choses. J'ai gommé, sciemment, en tout cas j'ai tu tout un pan de ma vie d'alors, celui qui ne me semblait pas conforme à la belle idée que je me faisais de la vie. Une beauté que j'avais connue par moi-même, seule, ou dans les livres. L'enfant que j'étais et l'adulte que je suis ne sommes pas dupes de cela, et ça nous va comme ça. C'est comme si la petite fille avait voulu faire un cadeau à la grande, je crois bien que j'écrivais à mon moi futur pour lui dire : regarde combien, au fond, j'étais (tu étais) heureuse, combien il y a de beautés dans le monde. La petite fille a donné toute sa force à la grande. Les trous de mémoire, puisqu'ils ont été voulus, choisis et provoqués, je m'en moque éperdument.
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B
L'écriture de milliards de mots n'était-elle pas une façon de façonner ta souffrance, de vivre ton enfance ?Pourquoi penses-tu que tu es tout entière dans ces mots ? Est-ce une fidélité à ton enfance, un souci de justesse, l'assurance qu'il n'y a aucun de trou de mémoire possible ?Le "règne" semble se jouer du temps, jusque dans le présent, jusque dans tes pensées d'adulte... Est-ce celui d'un enfant roi, d'un enfant toi(t), d'un enfant loi ?
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P
c'est beau! j'aime beaucoup, plein de sensualité,on dirait un peu du Colette, si si. j'écrivais complètement différemment, moins ouverte sur le monde.
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