Terreur
- Qu'est-ce qu'i fait maintenant, Patrice Drevet ?
- Ah, chais pas. A part son bouquin, chais pas.
...
- J'espère que je l'ai pas ratée, la photo de lui.
...
- La nuit, elle va tomber.
...
J'ai cherché sur Internet une photographie qui reproduirait des personnages similaires, dans des attitudes similaires. J'avais de l'espoir en Donovan Wylie. Mais je n'ai pas trouvé. Il faut que je décrive, alors : deux personnes, un homme et une femme, d'une soixantaine d'années, assis, voûtés, sur des chaises en bois, pliables. La femme a les coudes posés sur la table devant eux ; l'homme, ce sont les mains croisées. Ils ne se font pas face. Ils sont côte à côte, et se parlent en regardant tous deux les toits par la fenêtre.
- Y'en a des tuiles, dis donc.
L'homme a l'air beaucoup plus vieux. On lui donnerait bien soixante-quinze ans. Sa voix est rogommeuse, désagréable, il fume encore un paquet par jour, malgré les médecins, malgré le corps qui se déglingue, ou peut-être à cause de tout ça, pourquoi se priver de ce qu'on aime au point où on en est nom de dieu. On se dit que la vie n'a sans doute pas été tendre avec lui, ça se voit dans l'aspect écrasé de chacun de ses traits, chacune de ses formes. On ne sait pas s'il a beaucoup lutté. Sans doute abandonné des choses au passage. Des choses importantes. S'en est-il rendu compte ? Ce n'est pas sûr, mais il porte des regrets sans nom : il a ce regard qui vacille par moments, tente de s'accrocher à quelque chose de tangible, parfois c'est sur moi, je détourne la tête. Rien de moins tangible que moi, je ne veux pas l'être. Pas pour lui. Je n'aime pas ces yeux noisette qui s'attardent, que cherchent-ils à reconnaître ? Une lueur s'y allume soudain, une gaieté, là j'y suis soudain, il profère alors une de ses blagues, elle n'est jamais de mon goût.
J'hésite, puis je fais l'effort de sourire. C'était ce qu'il cherchait, qu'importent les mots, il cherchait cette illusion de complicité. Sourire, c'est ma façon d'être charitable.
La femme parle plus que lui, avec un fort et lourd accent du nord.
Je ne sais pas quoi leur dire. Il m'est impossible de converser avec eux.
Je reste assise à quelques mètres, je reste près d'eux, dans leur attente terrifiante, leur inactivité passivité vacance. Après leur avoir proposé café - non merci- thé - non merci- tisane - non merci- autre chose ? - non merci, je ne sais pas ce qu'il faut faire. Prendre un bouquin, ce serait insultant.
Attente.
Je n'en peux plus, je baisse les bras et feuillette mon journal de ce matin, je me dis que ça les incitera à trouver quelque chose à lire, eux aussi, ou tout autre chose qui les occuperait.
Le nez dans mon canard, je finis par attendre plus qu'eux. Ils ne bougent pas.
C'est alors que la peur m'étreint.
Parfois une phrase vide de sens, ou purement descriptive, ou une monosyllabe. Rien d'autre. Rien. Rien de rien. Je n'ose pas scruter leur regard. Je suis terrifiée de la vacuité que j'y trouverais. A quoi pensent-ils ? Pensent-ils ? Pourquoi cette passivité autant physique qu'intellectuelle ? Comment la supportent-ils ? Comment n'en sont-ils pas foudroyés sur place, leur cervelle est-elle trouée de noir ?
J'ai très très peur. Cela m'arrive régulièrement.
C'est de la terreur mêlée à une compassion infinie. Parfois, une résignation. Je sais, oh je sais où sont orientées leurs pensées.
Le loyer trop cher, faut que je sache quels numéros du loto ont été tirés hier, si je suis millionnaire je fais quoi, je serai jamais millionnaire, ça j'en suis loin, je comprends pas ce qui se passe de nos jours, ah et pis les enfants ils sont plus durs qu'avant ça oui, faut que je vérifie l'eau de la voiture, ah et pis faut que j'appelle ma soeur, ça va pas fort ces temps-ci depuis qu'il est mort Daniel, finalement 'reusement qu'il est mort Daniel il aurait jamais eu de retraite en vendant des oeufs au noir sur le marché, je comprends pas ce qui se passe, il avait de ces poules, c'est ptêtre elles les plus tristes, ah mes ptits-enfants, je comprends pas, je les vois pas souvent, je sais pas ce que j'ai fait au bon dieu, nom de dieu...
Je pense que c'est ça, que c'est comme ça, quelque chose comme ça. Je ne vois pas pourquoi ça me chagrine, ça ne les rend pas plus malheureux, non, je ne pense pas, enfin pas davantage que s'ils pensaient autre chose. C'est du snobisme, ça ma fille, en quoi tes pensées te rendent-elles plus heureuse, toi : parce qu'elles sont plus profondes ? Oui du snobisme, peut-être bien, oui trois fois oui, ou de la chance d'avoir moins de soucis, ah mais je ne crois pas voyez-vous, et puis appelez ça comme vous voulez, mais moi ça me terrifie le manque de profondeur, de détachement, de recul. Je mourrais sans cela, comment ne meurent-ils pas ?
Je m'attends à chaque instant de les voir s'écrouler à terre. J'en serais ô combien soulagée, enfin mon Dieu ou qui que vous soyez, enfin vous les avez délivrés de ce tourbillon de vaines pensées.
Présomption de ma part, fatuité...
Et puis, est-ce que vivre ne suffit pas ? Pourquoi cette pitié ? Ils n'en ont pas besoin.
Mais je ne sais pas où est leur beauté, je n'ai pas trouvé, pas trouvé...
- Ah, chais pas. A part son bouquin, chais pas.
...
- J'espère que je l'ai pas ratée, la photo de lui.
...
- La nuit, elle va tomber.
...
J'ai cherché sur Internet une photographie qui reproduirait des personnages similaires, dans des attitudes similaires. J'avais de l'espoir en Donovan Wylie. Mais je n'ai pas trouvé. Il faut que je décrive, alors : deux personnes, un homme et une femme, d'une soixantaine d'années, assis, voûtés, sur des chaises en bois, pliables. La femme a les coudes posés sur la table devant eux ; l'homme, ce sont les mains croisées. Ils ne se font pas face. Ils sont côte à côte, et se parlent en regardant tous deux les toits par la fenêtre.
- Y'en a des tuiles, dis donc.
L'homme a l'air beaucoup plus vieux. On lui donnerait bien soixante-quinze ans. Sa voix est rogommeuse, désagréable, il fume encore un paquet par jour, malgré les médecins, malgré le corps qui se déglingue, ou peut-être à cause de tout ça, pourquoi se priver de ce qu'on aime au point où on en est nom de dieu. On se dit que la vie n'a sans doute pas été tendre avec lui, ça se voit dans l'aspect écrasé de chacun de ses traits, chacune de ses formes. On ne sait pas s'il a beaucoup lutté. Sans doute abandonné des choses au passage. Des choses importantes. S'en est-il rendu compte ? Ce n'est pas sûr, mais il porte des regrets sans nom : il a ce regard qui vacille par moments, tente de s'accrocher à quelque chose de tangible, parfois c'est sur moi, je détourne la tête. Rien de moins tangible que moi, je ne veux pas l'être. Pas pour lui. Je n'aime pas ces yeux noisette qui s'attardent, que cherchent-ils à reconnaître ? Une lueur s'y allume soudain, une gaieté, là j'y suis soudain, il profère alors une de ses blagues, elle n'est jamais de mon goût.
J'hésite, puis je fais l'effort de sourire. C'était ce qu'il cherchait, qu'importent les mots, il cherchait cette illusion de complicité. Sourire, c'est ma façon d'être charitable.
La femme parle plus que lui, avec un fort et lourd accent du nord.
Je ne sais pas quoi leur dire. Il m'est impossible de converser avec eux.
Je reste assise à quelques mètres, je reste près d'eux, dans leur attente terrifiante, leur inactivité passivité vacance. Après leur avoir proposé café - non merci- thé - non merci- tisane - non merci- autre chose ? - non merci, je ne sais pas ce qu'il faut faire. Prendre un bouquin, ce serait insultant.
Attente.
Je n'en peux plus, je baisse les bras et feuillette mon journal de ce matin, je me dis que ça les incitera à trouver quelque chose à lire, eux aussi, ou tout autre chose qui les occuperait.
Le nez dans mon canard, je finis par attendre plus qu'eux. Ils ne bougent pas.
C'est alors que la peur m'étreint.
Parfois une phrase vide de sens, ou purement descriptive, ou une monosyllabe. Rien d'autre. Rien. Rien de rien. Je n'ose pas scruter leur regard. Je suis terrifiée de la vacuité que j'y trouverais. A quoi pensent-ils ? Pensent-ils ? Pourquoi cette passivité autant physique qu'intellectuelle ? Comment la supportent-ils ? Comment n'en sont-ils pas foudroyés sur place, leur cervelle est-elle trouée de noir ?
J'ai très très peur. Cela m'arrive régulièrement.
C'est de la terreur mêlée à une compassion infinie. Parfois, une résignation. Je sais, oh je sais où sont orientées leurs pensées.
Le loyer trop cher, faut que je sache quels numéros du loto ont été tirés hier, si je suis millionnaire je fais quoi, je serai jamais millionnaire, ça j'en suis loin, je comprends pas ce qui se passe de nos jours, ah et pis les enfants ils sont plus durs qu'avant ça oui, faut que je vérifie l'eau de la voiture, ah et pis faut que j'appelle ma soeur, ça va pas fort ces temps-ci depuis qu'il est mort Daniel, finalement 'reusement qu'il est mort Daniel il aurait jamais eu de retraite en vendant des oeufs au noir sur le marché, je comprends pas ce qui se passe, il avait de ces poules, c'est ptêtre elles les plus tristes, ah mes ptits-enfants, je comprends pas, je les vois pas souvent, je sais pas ce que j'ai fait au bon dieu, nom de dieu...
Je pense que c'est ça, que c'est comme ça, quelque chose comme ça. Je ne vois pas pourquoi ça me chagrine, ça ne les rend pas plus malheureux, non, je ne pense pas, enfin pas davantage que s'ils pensaient autre chose. C'est du snobisme, ça ma fille, en quoi tes pensées te rendent-elles plus heureuse, toi : parce qu'elles sont plus profondes ? Oui du snobisme, peut-être bien, oui trois fois oui, ou de la chance d'avoir moins de soucis, ah mais je ne crois pas voyez-vous, et puis appelez ça comme vous voulez, mais moi ça me terrifie le manque de profondeur, de détachement, de recul. Je mourrais sans cela, comment ne meurent-ils pas ?
Je m'attends à chaque instant de les voir s'écrouler à terre. J'en serais ô combien soulagée, enfin mon Dieu ou qui que vous soyez, enfin vous les avez délivrés de ce tourbillon de vaines pensées.
Présomption de ma part, fatuité...
Et puis, est-ce que vivre ne suffit pas ? Pourquoi cette pitié ? Ils n'en ont pas besoin.
Mais je ne sais pas où est leur beauté, je n'ai pas trouvé, pas trouvé...