SUR LE PARQUET DU TEMPS

Publié le par Blogueur d'ici et d'ailleurs

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Se sont mis au travail les raboteurs, à genou sur le parquet du temps, à compter à la force de leurs bras noueux de muscles, au bout de leurs poignets fatigués, à compter à la lumière du jour, le nombre de nuits qui passent quand, dans cette pièce vide, devant une fenêtre sans rideau le soleil disparaît marquant de son ombre la fin du jour et donc, donc le but d'une rigole faite dans le corps du temps, à compter le nombre de lignes ainsi écrites à même ce corps.
Et ainsi de chaque pièce, de chaque étage, de chaque être, les raboteurs du temps écopent l'existence, marquent les vies à coup de griffes ainsi que le font les chats sur les arbres.
Ainsi les pièces et les étages et les êtres se voient balafrés à coup de griffes, à coup de minutes douloureuses, à coup de rides que l'on compte ainsi que font les prisonniers des bâtons creusés dans la pierre de leur cellule.
Les nôtres sont vivantes et elles se meurent, copeaux perdus sur le parquet du temps qui avait accueilli autrefois -qui sent bon l'ailleurs- et avant tout nos petites mains et nos petits genoux, et nos pieds, nos deux pieds et sur lequel nous sommes tombés, amoureux, enlacés, nus, chauds plein du corps de l'autre, et notre sueur et le plaisir liquide et le cri de notre première enfant et puis plus tard -un tout petit peu, si peu, plus tard- le frottement de notre première canne faite du bois de ce parquet, de tous ces copeaux qui nous soutiennent avant de tomber pour de bon à la suite d’une longue glissade sur le parquet du temps avec, tout au bout, la fenêtre ouverte par laquelle nous passons non plus nos yeux seulement, ni seulement nos pensées, mais notre être tout entier, mais notre existence tout entière, notre âme pour ainsi dire, quelque chose de nous que les raboteurs ne pourront raboter, qu'ils ne pourront creuser, qu'ils ne sauront creuser, quelque chose comme une surface plane et lisse et belle...
Mais déjà, ils se remettent à genoux et se remettant à genoux, ils se remettent au  travail, et de la pièce d'à côté ou de l'étage du dessous ou peut-être de celui du dessus, l'oreille collée aux murs, je les écoute, nuit et jour, jour et nuit, sans bouger, sans oser leur signaler ma présence, je les écoute ronger l'immeuble dont j'ai vu tant d'occupant tomber  sous ma fenêtre, je les écoute et la peur me noue le ventre et la gorge et je me demande quand viendra mon tour.

Publié dans Le Morio

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A
bravo
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C
Oui.
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M
Magnifico !
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