Le sens de la vie
La vie a-t-elle un sens ? C'est peut-être bien l'essence de la philosophie. Ou de la psychanalyse, ou encore de la religion, comme on veut. On passe peut-être forcément par l'un et par l'autre, à un moment de sa vie, puis on s'y accroche ou on abandonne, suivant les sensibilités.
Je n'ai été freudienne que peu de temps. Disons jusqu'à 10 ans. Vers cet âge-là, je me suis rendue compte de la médiocrité de mes parents. Abasourdie devant mon père qui choisissait un caniche au lieu d'un labrador, et qui notait chaque résultat du loto dans un cahier à spirales pour en faire ensuite des statistiques fumeuses en vue de trouver un jour béni la formule gagnante, je décidai que mon Oedipe était terminé, et même depuis longtemps. C'est très pratique de tuer le père avant 10 ans, comme ça on est débarrassé. Avec ma mère, ce fut plus compliqué. Elle avait quelques côtés qui avaient l'heur de m'émouvoir. Par exemple, elle aimait beaucoup les fleurs et les plantes, même si j'eus aimé que ce goût fut un tantinet plus japonisant. Et puis elle découpait consciencieusement les boîtes de chocolat que l'on recevait à Noël, celles qui étaient ornées d'une reproduction de tableau de maître. C'était souvent du Renoir ou du Van Gogh. Elle les encadrait avec grand soin, puis en ornait les murs de la maison. C'était intéressant que cela changeât chaque mois de janvier, un peu comme un blog au ralenti, mais quand même. J'ai donc grandi entourée de boîtes de chocolat et de géraniums. J'avais quelque mépris orgueilleux pour ces cartons encadrés aux couleurs ternes, mais je me dis aujourd'hui que c'était un musée virtuel comme un autre, au fond. Et pour finir, elle soupirait souvent : ah, j'étais très bonne en rédactions. Comme elle avait dû quitter le foyer pour travailler à 14 ans, elle n'avait pas pu, pas su développer ce don.
Un freudien prendrait un air profond pour m'annoncer que je me suis donnée comme mission de réaliser les rêves de ma mère, ce à quoi je répondrais que c'est très dommage de gâcher tant d'intelligence à énoncer autant d'évidence, et que d'abord moi les plantes et les fleurs, je m'en fiche éperdument, mon dieu ça ne gémit même pas quand ça a soif.
Car quand je quittai Freud à 10 ans, je m'en remis à Dieu. Je décidai de réciter le Notre Père tous les soirs. Je vous l'accorde, j'ai sans douté été influencée par Laura Ingalls que j'adulais. Il n'empêche. J'avais à l'époque un orgueil bien plus démesuré qu'aujourd'hui - c'est dire-, sans doute à cause de la découverte de la médiocrité parentale, donc. Déjà étonnée face aux mystères de la génétique (c'est sans doute pour ça que je n'ai jamais rien compris en biologie), je décidai que j'allais les braver plus encore en devenant belle et intelligente. Tout le contraire de mes parents. Oui, Freud, je sais, allez, foin de psychomachin, on a compris. A vrai dire, belle, j'y renonçai vite, la tâche me semblant au-dessus de ma propre volonté, j'en conçus des regrets modérés, car intelligente j'y croyais pas mal. Je récitais donc le soir, dans le secret de mon dessus de lit en chenilles abîmées, cette prière :
Notre Père qui es aux Cieux (je n'allais pas jusqu'à le vouvoyer)
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
patati patata
Faites que Philippe m'adresse un sourire demain
Et que j'aie un 20 sur 20 en sciences physiques.
Ah, et paix sur terre, s'il te plaît
Et que l'administration soit plus douce.
J'ignore pourquoi mais je faisais une fixette sur l'administration en général, je la trouvais dégénérée. Incroyable que je sois devenue fonctionnaire (Freud, tais-toi).
Je m'aperçus après deux ou trois ans de piété sans faille que point de paix n'envahissait la terre et que l'administration ne s'arrangeait guère. Cependant j'avais eu droit à quelques sourires de Philippe et à pas mal de 20 sur 20. Sans doute parce que j'avais bien travaillé, et que je me lavais les cheveux tous les deux jours. Je me rendis compte que dieu était un sacré charlatan. Si je ne pouvais obtenir que ce qui ne dépendait que de moi, à quoi servait-il ? Je tuai dieu illico.
Je me retrouvai ainsi seule, sans Freud ni Dieu. Alors je lus Also sang Zarathoustra (j'adore la mélodie du titre original), ce qui ne m'empêcha pas de mourir de rire lorsque je lus quelque part cette inscription ;
Dieu est mort
signé Nietzsche
Nietzsche est mort
signé Dieu.
Parce qu'on n'est jamais sûrs de rien, n'est-ce pas ? Je n'y compris pas grand-chose vu mon jeune âge, mais cela m'enthousiasmait quand même, allez savoir pourquoi. J'adorais la notion d'übermensch.
Je ne me dis pas comme ça soudain, tiens je vais remplacer Freud ou Kant et dieu par de la philosophie, parce que j'ignorais ce qu'était la philosophie. Est-on jamais conscient de philosopher ? On pense, on observe, on médite et on réfléchit, voilà tout. Paradoxalement, tout cet orgueil monstrueux qui me plaça au-dessus de mes parents, de la psy-truc ou de toute théologie me rendit peu à peu très humble. Car seule, on se sent toute petite face aux mystères de l'univers. Si on commence à tenter de les résoudre de façon simpliste en convoquant Psy et Théo, on peut développer toute la folie qui dort en chacun de nous. C'est facile lorsqu'on arbore un bouclier fait d'une barbe sérieuse ou de mains cloutées ensanglantées. Mais lorsqu'on n'arbore rien du tout, il faut bien se rendre à l'évidence : on est peu de choses, mais on est aussi tout, et il faut l'assumer seul, ça. Ce fut l'époque où je m'émerveillai de tout : d'un bouton de fleur qui éclot, de la course des nuages, de l'odeur de la nature au petit matin, de la couleur du monde, mais aussi des postures humaines en tout genre. J'observai les gens avec une acuité involontaire. Je notai leurs bassesses et les miennes en même temps. Il faut peu d'indulgence envers soi-même pour pouvoir accepter celles de l'humanité, car tout est dans tout, et moi dans le reste.
Je pense que j'ai continué mon cheminement dans ce sens-là, je ne crois pas avoir perdu beaucoup de temps, pour la bonne raison supplémentaire que, je ne vous l'ai pas dit mais j'ai aussi une extrême conscience du temps qui passe. A vrai dire, je m'imagine assez souvent en vieille mémé de quatre-vingt dix ans, ou même carrément au moment de ma mort, lorsque quelques secondes plus tard il n'y aura plus rien. Parce que je sais qu'après il n'y a rien. Je l'accepte comme le reste, et je dois dire que cela m'emplit même parfois de joie incompréhensible. C'est cette certitude qui me fait demander plus haut : quel est le sens de la vie ?
Le sens de la vie, je crois que ce sont les moments de pur bonheur qui s'achèvent forcément. Ils sont brefs mais beaux. Le sens de la vie, c'est l'espoir inextinguible qu'il y en aura d'autres, et qu'ils s'achèveront aussi. Le sens de la vie, ce sont des nuages roses et le trajet d'un oiseau qui défie les lois mathématiques. Mais ce sont aussi les lois mathématiques, superbes de sérénité, ou les lois des notes de musique. C'est, assemblées, ces notes formant une mélodie qui emporte le coeur. C'est, agencés, des mots comme des vagues de sens, c'est la perfection d'un geste, d'un instant ou d'un regard. C'est la poésie d'un instant, sans cesse renouvelée. C'est l'attention portée sur un caillou brillant lorsqu'alentour tout n'est que douleur ou cruauté. C'est la lucidité sur la petitesse de l'humain mais aussi ses grandeurs fulgurantes. C'est un scarabée doré dans la menotte d'un enfant. C'est la peinture hollandaise ou les corps de Schiele. C'est Glenn Gould et Eryka Badu, c'est Hugo Pratt et Baudoin, Proust et Dostoïevski, Woolf et Duras, Lynch et Godard, et c'est aussi nous
ici et ailleurs.
C'est drôle, j'ai furieusement envie de sushis dans un resto japonais aux lignes épurées.
Je n'ai été freudienne que peu de temps. Disons jusqu'à 10 ans. Vers cet âge-là, je me suis rendue compte de la médiocrité de mes parents. Abasourdie devant mon père qui choisissait un caniche au lieu d'un labrador, et qui notait chaque résultat du loto dans un cahier à spirales pour en faire ensuite des statistiques fumeuses en vue de trouver un jour béni la formule gagnante, je décidai que mon Oedipe était terminé, et même depuis longtemps. C'est très pratique de tuer le père avant 10 ans, comme ça on est débarrassé. Avec ma mère, ce fut plus compliqué. Elle avait quelques côtés qui avaient l'heur de m'émouvoir. Par exemple, elle aimait beaucoup les fleurs et les plantes, même si j'eus aimé que ce goût fut un tantinet plus japonisant. Et puis elle découpait consciencieusement les boîtes de chocolat que l'on recevait à Noël, celles qui étaient ornées d'une reproduction de tableau de maître. C'était souvent du Renoir ou du Van Gogh. Elle les encadrait avec grand soin, puis en ornait les murs de la maison. C'était intéressant que cela changeât chaque mois de janvier, un peu comme un blog au ralenti, mais quand même. J'ai donc grandi entourée de boîtes de chocolat et de géraniums. J'avais quelque mépris orgueilleux pour ces cartons encadrés aux couleurs ternes, mais je me dis aujourd'hui que c'était un musée virtuel comme un autre, au fond. Et pour finir, elle soupirait souvent : ah, j'étais très bonne en rédactions. Comme elle avait dû quitter le foyer pour travailler à 14 ans, elle n'avait pas pu, pas su développer ce don.
Un freudien prendrait un air profond pour m'annoncer que je me suis donnée comme mission de réaliser les rêves de ma mère, ce à quoi je répondrais que c'est très dommage de gâcher tant d'intelligence à énoncer autant d'évidence, et que d'abord moi les plantes et les fleurs, je m'en fiche éperdument, mon dieu ça ne gémit même pas quand ça a soif.
Car quand je quittai Freud à 10 ans, je m'en remis à Dieu. Je décidai de réciter le Notre Père tous les soirs. Je vous l'accorde, j'ai sans douté été influencée par Laura Ingalls que j'adulais. Il n'empêche. J'avais à l'époque un orgueil bien plus démesuré qu'aujourd'hui - c'est dire-, sans doute à cause de la découverte de la médiocrité parentale, donc. Déjà étonnée face aux mystères de la génétique (c'est sans doute pour ça que je n'ai jamais rien compris en biologie), je décidai que j'allais les braver plus encore en devenant belle et intelligente. Tout le contraire de mes parents. Oui, Freud, je sais, allez, foin de psychomachin, on a compris. A vrai dire, belle, j'y renonçai vite, la tâche me semblant au-dessus de ma propre volonté, j'en conçus des regrets modérés, car intelligente j'y croyais pas mal. Je récitais donc le soir, dans le secret de mon dessus de lit en chenilles abîmées, cette prière :
Notre Père qui es aux Cieux (je n'allais pas jusqu'à le vouvoyer)
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
patati patata
Faites que Philippe m'adresse un sourire demain
Et que j'aie un 20 sur 20 en sciences physiques.
Ah, et paix sur terre, s'il te plaît
Et que l'administration soit plus douce.
J'ignore pourquoi mais je faisais une fixette sur l'administration en général, je la trouvais dégénérée. Incroyable que je sois devenue fonctionnaire (Freud, tais-toi).
Je m'aperçus après deux ou trois ans de piété sans faille que point de paix n'envahissait la terre et que l'administration ne s'arrangeait guère. Cependant j'avais eu droit à quelques sourires de Philippe et à pas mal de 20 sur 20. Sans doute parce que j'avais bien travaillé, et que je me lavais les cheveux tous les deux jours. Je me rendis compte que dieu était un sacré charlatan. Si je ne pouvais obtenir que ce qui ne dépendait que de moi, à quoi servait-il ? Je tuai dieu illico.
Je me retrouvai ainsi seule, sans Freud ni Dieu. Alors je lus Also sang Zarathoustra (j'adore la mélodie du titre original), ce qui ne m'empêcha pas de mourir de rire lorsque je lus quelque part cette inscription ;
Dieu est mort
signé Nietzsche
Nietzsche est mort
signé Dieu.
Parce qu'on n'est jamais sûrs de rien, n'est-ce pas ? Je n'y compris pas grand-chose vu mon jeune âge, mais cela m'enthousiasmait quand même, allez savoir pourquoi. J'adorais la notion d'übermensch.
Je ne me dis pas comme ça soudain, tiens je vais remplacer Freud ou Kant et dieu par de la philosophie, parce que j'ignorais ce qu'était la philosophie. Est-on jamais conscient de philosopher ? On pense, on observe, on médite et on réfléchit, voilà tout. Paradoxalement, tout cet orgueil monstrueux qui me plaça au-dessus de mes parents, de la psy-truc ou de toute théologie me rendit peu à peu très humble. Car seule, on se sent toute petite face aux mystères de l'univers. Si on commence à tenter de les résoudre de façon simpliste en convoquant Psy et Théo, on peut développer toute la folie qui dort en chacun de nous. C'est facile lorsqu'on arbore un bouclier fait d'une barbe sérieuse ou de mains cloutées ensanglantées. Mais lorsqu'on n'arbore rien du tout, il faut bien se rendre à l'évidence : on est peu de choses, mais on est aussi tout, et il faut l'assumer seul, ça. Ce fut l'époque où je m'émerveillai de tout : d'un bouton de fleur qui éclot, de la course des nuages, de l'odeur de la nature au petit matin, de la couleur du monde, mais aussi des postures humaines en tout genre. J'observai les gens avec une acuité involontaire. Je notai leurs bassesses et les miennes en même temps. Il faut peu d'indulgence envers soi-même pour pouvoir accepter celles de l'humanité, car tout est dans tout, et moi dans le reste.
Je pense que j'ai continué mon cheminement dans ce sens-là, je ne crois pas avoir perdu beaucoup de temps, pour la bonne raison supplémentaire que, je ne vous l'ai pas dit mais j'ai aussi une extrême conscience du temps qui passe. A vrai dire, je m'imagine assez souvent en vieille mémé de quatre-vingt dix ans, ou même carrément au moment de ma mort, lorsque quelques secondes plus tard il n'y aura plus rien. Parce que je sais qu'après il n'y a rien. Je l'accepte comme le reste, et je dois dire que cela m'emplit même parfois de joie incompréhensible. C'est cette certitude qui me fait demander plus haut : quel est le sens de la vie ?
Le sens de la vie, je crois que ce sont les moments de pur bonheur qui s'achèvent forcément. Ils sont brefs mais beaux. Le sens de la vie, c'est l'espoir inextinguible qu'il y en aura d'autres, et qu'ils s'achèveront aussi. Le sens de la vie, ce sont des nuages roses et le trajet d'un oiseau qui défie les lois mathématiques. Mais ce sont aussi les lois mathématiques, superbes de sérénité, ou les lois des notes de musique. C'est, assemblées, ces notes formant une mélodie qui emporte le coeur. C'est, agencés, des mots comme des vagues de sens, c'est la perfection d'un geste, d'un instant ou d'un regard. C'est la poésie d'un instant, sans cesse renouvelée. C'est l'attention portée sur un caillou brillant lorsqu'alentour tout n'est que douleur ou cruauté. C'est la lucidité sur la petitesse de l'humain mais aussi ses grandeurs fulgurantes. C'est un scarabée doré dans la menotte d'un enfant. C'est la peinture hollandaise ou les corps de Schiele. C'est Glenn Gould et Eryka Badu, c'est Hugo Pratt et Baudoin, Proust et Dostoïevski, Woolf et Duras, Lynch et Godard, et c'est aussi nous
ici et ailleurs.
C'est drôle, j'ai furieusement envie de sushis dans un resto japonais aux lignes épurées.