Point de vue

Publié le par Clara

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L'humanité, le sentiment d'humanité - ah mais oui, voici un article qui commence fort ! - commence lorsqu'on dépasse la peur que l'on pourrait avoir éventuellement pour soi-même. Ou bien, pour nos proches. Je parle d'une peur irrationnelle, même si elle prend racine dans des faits réels. Qu'est-ce que la réalité, de toute façon ?
Les peurs ne sont sans doute jamais rationnelles.
Parce que la réalité, non plus.
Ne sont rationnels que les rêves, au bout du compte. Ou bien la réalité telle que nous la rêvons. J'adore les mathématiques car ils sont l'habit, la structure d'un rêve. Ils s'échinent à modéliser ce que nous ne pouvons pas saisir. Ils sont d'une logique merveilleusement vaine. Mon plus beau souvenir de lycée reste lorsqu'au téléphone j'ai tenté d'expliquer pendant une heure à une copine comment trouver l'équation d'une courbe. Au bout d'un moment, penchée sur le dessin de cette ligne que je savais faite de milliers de points dont n'était représentée qu'une infime partie, je finis par ne parler que pour moi-même. J'entrai dans une partie de moi encore jamais explorée, même en écrivant. Je trouvai encore d'autres solutions, d'autres façons d'arriver à cette phrase de signes mathématiques, possibilités immensément étendues quoique balisées. Parce que balisées. En manipulant ces signes, en en respectant les lois, on pouvait arriver à certains résultats avec une joie, et un sentiment de puissance inégalés. J'étais hors du monde. Je l'inventais.
J'ai depuis quelques temps l'intuition que les signes musicaux, ce n'est pas autre chose. Et peut-être, au fond, les lignes des tableaux, aussi. Ce sont diverses façons qu'ont trouvées les hommes pour donner corps et surtout contours à leurs vies impalpables. Des façons d'explorer la seule chose qui existe réellement : ce qui est en-dedans d'eux-mêmes, très profond, ce miroir du monde qu'ils tentent de reproduire, et qui, entendons-nous bien, n'existe pas.
Je n'ai jamais compris que ceux que l'on nomme artistes aient presque tous une aversion parfaite pour les mathématiques, alors qu'il s'agit à mon sens de la forme la plus pure d'art, comme tout ce qui est encodé. L'écriture est un code, les maths sont un code, les notes de musique sont un code, tous ces codes étant parfaitement arbitraires : pourquoi A n'est pas nommé B, abscisses ordonnées ou do à la place de si ? Pourquoi rouge nommé rouge et pas bleu ou bien table ou oiseau ? Cet arbitraire nous conforte dans l'idée que le monde est une invention de l'homme. Ceux qui l'inventent le mieux sont les mathématiciens, les linguistes et les artistes. Puis il y a ceux qui jouent merveilleusement avec ces codes, les interprètent et les tordent dans la direction qu'ils ont choisie : les musiciens, les écrivains, les peintres mais aussi ceux qui écoutent ou lisent ou regardent d'une certaine façon.
Jamais on ne m'a menée vers la musique, je m'en approche seule depuis peu. A très petits pas très prudents et hésitants, sans guide aucun, ce qui me manque. Ni vers la peinture. Idem. Je suis allée tôt vers l'écriture, chemin d'une évidence lumineuse. Puis on m'a menée vers les sciences, sans trop me demander mon avis. Je n'adorais que les maths, à cause de leurs ténèbres encodées. La chimie, ou la biologie, cela me dépassait, il fallait trop se représenter le réel, j'y achoppais. La pire des tortures fut lorsque je tentai de comprendre tout le domaine de la génétique. Impossible. Je crois que je ne voulais être issue de rien, à peine peut-être d'une courbe dessinée.
Lorsque nous avons peur, nous quittons ce monde ligneux. Nous entrons dans l'irrationalité du réel, pensant que seul le réel existe. Lorsque l'on a peur, le corps prend possession des événements. On tremble. Le corps tremble pour lui-même, pour ses proches, pas pour ce qui est au-dedans de lui-même. On peut alors tomber dans une sorte de mysticisme. On peut croire aux prémonitions, lorsqu'il s'agit simplement de plis du temps, de flux baladeurs dans l'air du temps ; on peut croire à la grâce d'un destin, lorsqu'il s'agit simplement de points effacés ou mis en gras sur une courbe vitale. Comme on n'est plus au-dedans de soi, on ne pense pas à soi. On ne pense qu'à agir. Lorsqu'on ne sait plus de quelle façon agir, ce peut être la panique, et au sein de cette panique soudain la courbe se manifeste comme un lasso, elle nous saisit, et au-dedans de soi nous ramène vers ce qui a toujours été au-dedans de soi. Ni plus, ni moins.
La mémoire de la peur a une empreinte tenace. Quelques jours après, cela peut donner la nausée. Ce n'est qu'une manifestation physique. Elle est nécessaire. Ensuite, on peut redevenir rationnel, c'est-à-dire, retourner au-dedans de soi, c'est-à-dire, fuir avec Bach, fuir avec la vie de Glenn Gould, suivre un ballon rouge ou voyager dans les flux du temps.
Et du dedans de soi, on peut alors enfin, seulement, à nouveau redevenir humain. Regarder l'humanité. Comprendre que la peur est vaine, ce ne sont que des points disséminés sans ordre tout autour de cette courbe que l'on aimerait tant modéliser, en vain également. Comprendre que sur cette courbe peuvent se poser les événements qui le veulent bien, sans que l'on n'y puisse rien. Inutile de s'agiter. Peuvent s'y poser aussi les événements que l'on veut. Agissons alors. Comprendre que le plus important dans cette réalité qui nous échappe, ce sera alors avoir de la compassion pour ceux qui ont si constamment peur qu'ils ne peuvent pas, jamais, accéder à la conscience de l'arbitraire du monde. Et donc jamais le décoder. Encore moins l'encoder. Comprendre qu'il faut vivre avec eux, et même les accompagner, parce qu'ils font partie, qu'on le veuille ou non, de ce monde que nous ne pouvons saisir que sous forme d'art. Et parce que la phrase : ils nous tueront, dans un monde parallèle ou bien dans celui-là peut aussi s'énoncer : ils nous sauveront.
Ni plus, ni moins.

Publié dans Clara

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L
Ce que j'aime dans ce texte, ce sont les mots de la fin."Ni plus, ni moins"Rien à ajouter ?Aucune rétractation possible ?La figure mathématique du mot dit pour toujours, à la folie, pour toute la vie."Une mathématique bleue, dans cette mer jamais étale" (Ferré) où nous géomaitriserions la perfection de nos pensées verbales.Nommer, donner un nom, saisir l'équation à x inconnue, la suite des évènements, formuler une possibilité d'être-au-monde selon la théorie de notre relatif absolu...Ni plus, ni moins, ni supérieur, ni inférieur, ni égal, ni parenthèse, aucune équivalence possible, le mot seulement, le mot et le rire de celui qui nous  a appris à nommer le réel.Tu as raison Clara : la réalité n'est pas de ce monde, mais de celui des rêves, en ce qu'ils la nomment précisément, avec une infinie précision; Nous n'avons qu'à tendre l'oreille...
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L
Pour partager ces bords-là, la formule de Euler et sa beauté évidente,  un roman tout simple, contemporain, quatre-cinq heures de lecture ,  de  Yoko Ogawa,  La formule préférée du professeur, mais aussi une belle histoire de filiation (pour  Barbouille) mais pas que... Un roman à lire pendant les trajets en métro !
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C
Merci Barbouille, pour cette équation, j'y réfléchis encore, mais c'est peut-être bien ça. Compassion signifie-t-il littéralement "comprendre la souffrance" ? C'est peut-être bien la seule façon de se mettre en abscisse du monde, c'est vrai. Tout le reste n'existe pas, ou bien est... shunatia, c'est ça ?Je ne connais rien au bouddhisme.Je ne suis pas allée très loin dans l'étude des maths non plus. J'ai ensuite tenté les langages informatiques, mais ce sont des langages somme toute seulement dirigistes. On ordonne à la machine de faire ceci ou cela. Très peu de représentation du monde, finalement.Je n'ai pas continué car l'étude des maths pures ne se conçoit pas, elles doivent servir à quelque chose donc être couplées avec les sciences physiques, au moins. J'aurais aimé faire des maths uniquement comme on fait de la poésie.Je n'ai donc pas appris grand-chose.Juste eu le temps de comprendre qu'il n'y a pas de bord. Il suffit de concevoir une ligne plus loin.
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B
La force est là, le sentiment de solidité aussi, et cependant il y a une faille, une béance et précisément la force, la solide énergie y tirent leur source : l'approche du réel à partir de ce que les bouddhistes nomment "la vacuité" (shunatia).je convoque ici le bouddhisme parce que ta vision du monde y fait écho, notamment dans ce sentiment émergeant de la mise en équation  : y = f(x)   la compassion = f(être-au-monde).Les math m'ont toujours semblé intellectuellement inaccessibles, mais intuitivement je regrette que la beauté de ce langage me soit étranger. C'est un langage magnifique.Tu en parles justement. D'ailleurs, tout ce texte est d'une limpidité telle que, malgré la peur (grâce à elle), on te sent "dans la vie".D'avoir été au bord ?
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E
Le nombre d'or, dont il a déjà été question ici il y a quelques temps, c'est le nombre irrationnel 1+V5, le tout divisé par deux.La formule qui désigne deux nombres dits dans la divine proportion : soient a et b ces deux nombres. Ils sont dans le rapport du nombre d'or si le rapport du plus grand (a) par le plus petit (b) est égal au rapport du plus petit par leur différence. Donc :a/b = b/(a-b)Et toujours dans ce cas : a/b = le nombre d'or
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