L'oeuvre d'art

Publié le par Clara

 

Il est une école particulière, dans une ville particulière.
C'est une école qui a connu de super parents d'élèves, et je pense que personne sur ce blog ne me contredira ;-) Une école sur laquelle il y a beaucoup à dire.
Elle est située dans ce qu'on appelle une Zone d'Education Prioritaire : l'éducation y est si prioritaire, dans ces zones-là, qu'en règle générale on y envoie au casse-pipe des jeunes sortants de l'IUFM sans expérience aucune mais motivés, oh oui motivés. Il paraît aussi qu'on y trouve plus de moyens, dans ces écoles. Le problème, c'est que visiblement, ça dépend beaucoup de la commune.
Mais ne versons pas dans la politique.
Cette école-là est maternelle. L'éducation n'y est prioritaire qu'en grande section, vu que la petite et la moyenne sont voués à disparaître...
Cette école-là accueille beaucoup de premiers arrivants, vous savez, ceux qui fermeront la porte derrière eux une fois qu'ils seront bien installés, c'est humain paraît-il. Enfin s'ils parviennent à s'installer. Promis, pas de politique.
Cette école-là est tellement prioritaire qu'on a décidé de lui coller une cour minuscule pour 7 classes, des classes minuscules pour vingt-cinq élèves (dix centimètres carré d'espace vital individuel, ça doit être suffisant pour ces mioches-là, qui de toute façon vivent dans des apparts insalubres de 3 mètres carré, z'ont l'habitude).
Cette école-là est, pour parfaire le tableau, entourée par les marteaux-piqueurs et autres pelleteuses. Le bâtiment dans lequel elle se trouve est grignoté par les travaux. Une antenne de la mairie se construit au deuxième étage. C'est important, de jolies rénovations pour l'antenne de la mairie...
Cette école-là se trouve dans un quartier en pleine mutation depuis au moins quinze ans, c'est-à-dire encore pauvre et moche et gris et sale pendant dix ans.

Eh bien, dans cette école-là, un beau projet s'est monté pour donner de l'espoir aux gamins. Ca s'appelle Une oeuvre à l'école. Ca permet aux enfants de côtoyer une oeuvre d'art pendant plusieurs mois, dans leur école à eux. Les enseignants volontaires peuvent exploiter l'idée dans leur pratique de classe. Enthousiasmant.
L'équipe enseignante, jeune et motivée, n'a pas eu le choix de l'oeuvre. Mais tant pis, l'art c'est l'art, c'est beau quoi qu'il en soit. Ca ouvre l'esprit vers de nouveaux horizons.

Un jour comme un autre, celui de l'arrivée de l'oeuvre d'art. Deux gamines bientôt envoyées en foyer qui pètent un peu les plombs, mordent et griffent les jeunes instits qui sont motivées, je vous le rappelle. Un gamin qui se pète l'arcade sourcillière en glissant dans la salle d'accueil. Réception par un banc, bruit de melon écrasé. Le gamin ne pleure pas, même s'il pisse le sang. La seule chose qui le fait hurler de terreur, c'est l'arrivée des pompiers. Je sais pas, il doit confondre avec les flics, ou bien c'est la surprise de voir des adultes mâles dans l'école (zéro % d'hommes dans cette école). Cinq minutes plus tard, un autre minot qui saigne du nez. Tout est normal.
 
L'heure des mamans et des papas de la demi-journée. Une enseignante s'inquiète de la pâleur d'un enfant et parle avec prudence de saturnisme à la mère.
- Quoi ? vous voulez dire qu'il est tout le temps dans la lune ?
Une autre mère molleste son gamin :
- Fais ce que je te dis ! Tu comprends pas le francese, hein, tu comprends pas le francese ?
L'enseignante malicieuse me glisse à l'oreille : elle a qu'à lui parler en Coréen, il comprendra mieux. Que voulez-vous, pour tenir le coup, les instits jeunes et motivées doivent faire preuve d'un humour incorrect, il ne faut pas leur en vouloir.
Un homme s'approche d'une autre maîtresse :
- Je suis l'oncle de L. Son papa n'a pas voulu venir parce qu'il était trop énervé. Quand il est énervé, il se contrôle pas, vous comprenez. Voilà, faut surveiller L. dans la cour, vous savez, il y a tout le monde qui le frappe.
- Monsieur, je crois que c'est un peu L. qui frappe, surtout...
- Mais Madame...
Dialogue de sourds.
Puis on entend :
- Elle est où la grosse ?
Les enseignantes mettent un petit moment à comprendre que c'est une maman qui cherche sa fille. La mère poursuit :
- Et puis si t'es pas sage, je te massacre à la tronçonneuse !
- Madame, enfin, il ne faut pas parler comme ça !
- Mais c'est de l'humour, elle comprend, la petite.
- Elle n'a que trois ans, tente une enseignante toute douce.

Puis soudain :
- Elle est là ! L'oeuvre d'art, elle est arrivée !
Soupirs d'aise de toute l'équipe. Ah, une respiration, un bol d'oxygène ! Quand même, on est un tout petit peu aidés dans notre tâche enseignante. On se sent soutenues, l'espace d'un instant. Les enfants vont enfin avoir accès au beau, à plus grand qu'eux, que nous tous. On se précipite dans le couloir où l'oeuvre a été installée, sur le passage pour la cantine. Ce qu'on appelle les tatas, toutes de roses vêtues, sont groupées devant une nouvelle chaudière un peu cabossée, l'air perplexe.
- C'est où ? demande une enseignante.
- Ben, là, dit la tata en chef en éclatant de rire.
- Quoi, ça ?
- Oui, ça !
- Ca, ça coûte 15 000 euros ! intervient un homme long et maigre, censé expliquer l'oeuvre aux enfants. Il a subitement compris qu'il devrait d'abord l'expliquer à ces incultes de maîtresse et de tatas. Aux adultes, rien de mieux qu'un bon gros nombre à cinq chiffres pour parler d'art.
- Cela représente le chaos urbain, poursuit-il.
- Comme s'ils avaient besoin de ça, ici, les mômes, murmure une béotienne.
- Ca s'appelle La maison dans le mur.
- C'est une boîte plutôt, dit une maîtresse.
- Ouuuui, très bien. Qu'est-ce que ça vous évoque encore ?
- Ben, on dirait du goudron, dessus, et puis de l'amiante.
- Et des coups portés dessus, des griffures...
- Des impacts de balle ?
Soudain, il y en a une qui s'énerve :
- Mais c'est quoi cette merde ?
- Vas-y, exprime ce que tu ressens, continue l'homme, compatissant.
Chacun s'écarte, on sait jamais dans cette école, on a vu des baffes données pour moins que ça.
- Mais les pauvres gamins ! continue l'instit. Ils vivent au quotidien la violence urbaine, le marteau-piqueur dans la cour, et on leur propose, en guise d'oeuvre d'art... CA !
Et chacune d'abonder dans ce sens. Toutes sont un peu tristes. Elles se sentent flouées, et surtout les enfants avec elle.
L'homme est super content. L'oeuvre suscite plein de réactions passionnées. C'est ça, l'art.
Puis vient le moment de faire s'exprimer les enfants devant la boîte. Que leur inspire l'art ?

Morceau choisi :
- A votre avis, les enfants, qu'est-ce qui peut entrer dans la boîte ?
- Un cafard !
- Pourquoi un cafard ?
- Parce que c'est tout fin et ça rentre même dans les petits trous...
Bon, il faut que je sois honnête, les enfants ont une capacité d'imagination mille fois supérieure à la nôtre. Ils ont inventé qu'étaient enfermés dans cette drôle de maison un singe, un maître, une souris. Ils ont pensé que l'oeuvre représentait un frigo, un radiateur. Mais point d'oiseaux, de fleurs ou de jets de peinture. Pas de soleil, de baobabs ou de plage à perte de vue.
Les enfants n'auront pas eu de choc esthétique, ce jour-là, eux.
Les enseignantes rêvaient pour eux à du Matisse coloré, à du Klein-piscine, du Miro déjanté. Elles connaissent peu l'art contemporain, ces instits-là, mais elles sont bien certaines qu'on aurait pu trouver une oeuvre un peu plus porteuse d'espoir et de couleurs. Optimiste. Qui donne à rêver.

L'oeuvre va rester jusqu'en juin, et une journée portes ouvertes montrera les productions que cela aura inspiré aux enfants. Les enseignantes savent déjà vers quoi elles vont les orienter : des boîtes ouvertes, décorées de couleurs magnifiques, débordant de fleurs et d'arômes exotiques. Des bruits de martin-pêcheurs au lieu des marteaux piqueurs.
- Excellent ! dira l'homme long et maigre.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Oui, ce que je trouve beau dans cette école, ce sont, outre les rires des enfants bien sûr, ceux des parents et des instits. J'ai souvent constaté que des conditions déplorables généraient, en réaction, mille fois plus de bonne humeur qu'ailleurs. Bon, que ce ne soit pas un argument électoral pour ne rien changer, hein !
Répondre
S
Que de souvenirs de Samedis passés à recouvrir les livres de la bibliothèque, au son léger et enjoué des parents d'élèves motivés à trouver idées et courriers à faire pour tenter d'arranger les conditions de vie de cette école Des Dames!<br /> Comment voulez-vous qu'1 homme rentre dans une école qui porte ce nom! lol<br /> J'y passe régulièrement pour aller travailer à la Joliette (enfin qu'en la motivation est suffisante pour que j'y aille...) et c'est un vrai gros et énorme chantier, où l'on a effectivement du mal à croire que des enseignants et enfants y travaillent!!! Tout çà pour des bureaux de la mairie, alors que cette école pourrait bénéficier de classes supplémentaires pour faire dormir les enfants, par exemple... Ah oui, parce qu'il faut préciser que dans cette école, si t'es fatigué bah tu dors sur la table, parce qu'il n'y a pas assez de place pour tous... Mais bon, ne rentrons pas dans la politique polémique...<br /> Salut à tous! Gaëlle
Répondre