L'air et la musique

Publié le par Clara


Une nouvelle. Le narrateur est un jeune homme...

Sur un air de musique



Ma mère, je peux plus l’encadrer, ces temps-ci.
Je t’assure, ça s’arrange pas. Surtout depuis l’arrivée de ce gars, là, à l’hôpital. Fais pas cette tête, t’es bien placé pour savoir qui c’est. Je t’en parle comme ça pour que tu comprennes. Piano Man, ils l’appellent. Ouais, Pipeau Man, plutôt ! Ma mère, elle a des yeux de cocker brillants, quand elle raconte l’histoire de ce gars qui dit rien du tout.
Rien. Pas un mot.
Ça aurait pu suffire pour faire son intéressant, non ? Hé bien non. Parce que les mots, il les remplace par des notes de musique. Du piano, il joue, le gars. Celui qui l’a découvert, tout trempé sur la plage, il lui a tendu une feuille de papier. Peut-être qu’il était muet, tout simplement, et peut-être qu’alors il aurait écrit : « salut les gars, moi je m’appelle Sam, et je veux rentrer chez moi ». Ça aurait bien arrangé tout le monde et on n’en aurait plus parlé. On aurait pu passer à des choses intéressantes, comme le dernier match de foot, ou tout simplement les examens qui approchent. Ceux qu’on passe tous à seize ans, ici en Grande-Bretagne, pour pouvoir faire des études supérieures, si on les réussit. Ça angoissait ma mère, avant. Maintenant, tu parles, elle s’en fout. Parce que Sam, il a pas plus écrit que parlé. Il a juste dessiné un piano.
Moi, tant qu’à faire le guignol, j’aurais dessiné un petit flacon.
Un comme les cinq cents qui s’entassent sur les étagères de ma chambre. Ils auraient eu bien du mal à découvrir ce que c’était, pas vrai ? Là, trop limpide, le mec. Ils l’ont conduit devant un piano, et hop, il a joué ses morceaux classieux. Alors que moi, je te jure, j’aurais bien rigolé en voyant leur tête, devant le dessin de mon flacon.
Même mon père, il a toujours pas pigé ce que c’était, mes flacons. Ça lui arrive encore de venir les regarder. Il en prend un, le tourne, le retourne, cherche une inscription. Mais il n’y a rien d’autre, dessus, que des dates et des heures. Il ne tente plus de dévisser un bouchon. La dernière fois qu’il l’a fait, je devais avoir quelque chose comme six ans. J’ai hurlé. J’ai hurlé jusqu’au soir, il paraît.
- Mais dis-moi ce qu’il y avait dedans, me suppliait mon père. On peut sans doute trouver la même chose. Dis-moi !
Mais c’était impossible à remplacer. Je me souviens bien de ce qu’il y avait dedans. Il y avait le courant d’air après le passage de la petite fille brune du pavillon numéro 5 de notre rue. Son passage devant chez nous, le 17 juillet 1993, à 16h56. Comment veux-tu remplacer le courant d’air fait par une petite fille à un temps T ? À ce moment précis, figure-toi que dans le ciel, un nuage avait la forme d’un vélo. À ce moment précis, la petite fille a effleuré un massif de dahlias planté en lisière du jardin. Le rouge des fleurs a frémi, les pistils ont bougé, un peu. J’ai sorti un flacon. J’en ai toujours plein dans mon sac à dos, au cas où. Et j’ai saisi cet air-là, un mélange de petite fille brune, de nuage-vélo et de dahlias troublés. Rouge, le tout. Fraise-Framboise.
Ce flacon-là a, depuis, été rejoint par celui du 13 mai 1996, 9h37 : dans la cour de récréation, Gros-Tarin a explosé le pif du gamin qui se moquait du sien. Du sang a giclé sur le tronc d’un platane. Résine-larmes-hémoglobine. Goût acre. Il y a aussi celui du 15 août 2000, 13h42. Une mouette dans le ciel a décrit un S, au moment où un automobiliste énervé sifflait sssss en passant près de moi. La petite route sinueuse où je me trouvais était embouteillée. Kérozène, goudron, sueur et serpents urbains. Celui du 11 septembre 2001, 13h48. De la stupeur à l’état pur. Ces moments-là existent, oui. Ils sont dans mes flacons.
Mon père ne peut pas comprendre ces choses-là. Mon père n’est qu’un docker du port industriel de Sheppey. Ma mère non plus. Ma mère n’est qu’une femme de ménage à l’hôpital de Little Brook, à Dartford. Et moi, je ne suis que moi avec ces deux-là, autant dire rien.
Sam, il n’avait sans doute pas des parents comme ça. Tu parles, un gars retrouvé en costume de soirée, et qui joue du piano ! Pas étonnant qu’il parle pas. Est-ce qu’on a besoin de parler quand on te donne tout, avant même que t’en aies envie ? Ses parents, peut-être qu’ils pouvaient pas trop s’occuper de lui, c’est vrai. Peut-être qu’ils avaient trop à faire avec leurs dîners mondains, ou leurs déjeuners d’affaires, ou je ne sais pas quoi d’autre. Peut-être bien qu’ils avaient pas le temps de taper la discute avec lui. Va savoir. Mais ils avaient assez de fric pour lui payer des leçons de piano, ça oui. Alors voilà, le gars, il a appris à faire des notes plutôt que des mots. Comme moi je collectionne les courants d’air au lieu de me tirer loin de ce bled pourri.
Peut-être que lui aussi il avait quelque chose à fuir. Peut-être qu’il en avait marre de bouffer avec des fourchettes en argent. Et c’est pour ça qu’il a choisi l’île de Sheppey. Ah ça, pour être loin de son monde, c’en est loin ! Avec tous ces péquenots qui triment toute la journée et viennent se saouler au White House, après. C’est dans ce pub que va mon père après sa journée de travail. Quand j’étais plus petit, il venait parfois me chercher à l’école et il m’y amenait. C’était plein de visages rouges et rabougris comme des tomates sur le point de pourrir. Et ça disait des trucs comme : « Les jeunes, de nos jours, c’est que de la racaille. Faut redresser ça, hein, Jonas ! » Jonas, c’est mon père. Et Jonas, à ce moment-là, il avait un regard plein de honte. Une honte bleue. Comme du cassis écrabouillé.
Moi, si j’avais pu fuir un jour, j’aurais choisi Londres. Là où ça bouge. Là où ceux qui boivent, c’est les jeunes qui font la fête. Les vieux, sans doute qu’ils restent chez eux pour dire leurs conneries.

Sam, pour faire genre romantique, il a pris soin de tremper son beau costume dans l’eau de la Swale. Faut vraiment en vouloir, pourrie comme elle est, cette rivière. Mais il l’a fait. Courageux, le gars. Et malin, hyper malin. Maintenant, les gens, ils croient qu’il a sauté d’un bateau qui venait de Russie ou de Lettonie, ou bien de Suède. Y’en a plein qui passent tout le temps, des bateaux, par ici. Et avec, plein de clandestins dont on parle à peine. C’est plus rigolo d’étonner son monde, de sortir de la masse. Bravo, Sam. Alors que si ça se trouve t’as juste volé la limousine de tes parents pour venir. T’as jamais pris de cours de conduite : forcément quand on parle que le piano, c’est dur. Mais t’as déjà vu faire ton chauffeur, bien caché du dehors derrière les verres fumés, quand c’était obligé de te sortir, pour raison médicale par exemple. Et il se trouve qu’en plus de ta mémoire auditive pour la musique, t’as aussi une sacrée mémoire visuelle. Y’a qu’à voir ton super dessin de piano qui est passé dans tous les journaux. Ouais, faut un don visuel pour dessiner comme ça. Alors, facile de refaire les gestes d’un conducteur, après.
Tu t’es arrêté sur un quai. Peut-être celui où sont entreposées toutes ces voitures rutilantes, avant d’être vendues dans les garages du pays. T’es sorti de ta limousine, t’as desserré le frein à main, mis le moteur en marche et regardé. Ça doit être drôle de voir une voiture noire avancer toute seule parmi les autres immobiles. De la regarder s’enfoncer lentement dans les eaux boueuses, jusqu’à ce qu’on la voie plus. Jusqu’à ce que t’entendes plus que bloub bloub. Peut-être même que ça t’a rappelé une ou deux notes de musique, non ? Du Wagner, du Beethoven, va savoir : une voiture qui se noie…
Moi, avant de déambuler dans les rues de Londres avec un air halluciné, avec des flacons dans mon sac, il aurait fallu que je trouve un truc dans le même genre. Peut-être me fixer des ailes dans le dos. On m’aurait surnommé Angel Man, ç’aurait été drôle. Je n’aurais pas parlé non plus, pour le mystère. J’aurais juste dessiné un flacon. Puis j’en aurais fait un avion en papier. Je l’aurais lancé. J’aurais saisi l’air dans son sillage. Ça aurait eu un goût vanille-citron. Oui, avec le piquant du citron… Mais pour le coup, on m’aurait enfermé à l’asile sans poser de question à personne.
Non, il aurait fallu trouver un truc qui frappe les esprits, comme jouer du piano dans une chapelle. On l’imagine, le gars, baigné dans la lumière multicolore des vitraux, gagné par la grâce de Dieu, en train de jouer sa musique d’illuminé. Pendant quatre heures. Bien joué, petit, vraiment bien joué. T’as même gagné le cœur de ma mère. Bravo, mon salaud, maintenant c’est elle qui fait ton lit tous les matins, à l’hosto de Dartford. C’est ta femme de ménage. Elle a même le privilège de laver ton pyjama. Elle peut dire : « je le vois tous les jours, moi, Piano Man. Il est si beau, ce jeune homme. Il fait tellement de peine. Vous vous rendez compte, si je reste trop longtemps dans sa chambre, il est pris de panique, il va se cacher. Pauvre garçon. J’ose pas imaginer par quelles épreuves il a dû passer… » J’ai des éclairs dans la tête, quand je l’entends déblatérer comme ça devant les voisins, ou le facteur, ou même les journalistes, des fois. Moi, je reste à l’intérieur de la maison, j’observe derrière les rideaux de la cuisine et mes yeux balancent du fer. J’en ai le goût dans la bouche.
Alors oui, il aurait fallu que je trouve un truc dans le même genre. Mais ç’aurait pas été facile. J’ai pas d’autre don, moi, que de saisir les courants d’air.
Là où t’as été très fort, Sam, ou Hector, ou va savoir comment tu t’appelles, mon gars, c’est que t’as pensé à couper les étiquettes de tes vêtements. T’as même effacé la marque de tes chaussures. Impossible, du coup, de savoir si tes habits viennent de Londres, d’Estonie, de Lituanie ou de Petaouchnok. Comme ça, les enquêteurs, ils risquent pas de farfouiller dans le coin où tes parents doivent trembler chaque jour, quand ils voient la photo de leur fils partout. C’est qu’ils sont trop contents de ta fugue, tes parents, je parie. Tu parles, ils ont tout fait pour le cacher, pendant des années, leur fils super strange, qui ne parlait que le piano. La honte ! Peut-être même qu’un jour on retrouvera les squelettes de tes profs de musique dans leur jardin. Pas de témoin. Personne sait que t’existes, Sam. Et tu t’en portes très bien, pas vrai ? Tout le monde est content dans cette histoire : toi, tes parents, ma mère, les journalistes, les gens en manque de sensationnel… Y’a que moi qui ai les boules.
Alors tu vois, mon petit Sam, c’est pour ça que je suis venu te voir ce soir. Tu me regardes avec tes grands yeux clairs, je te parle doucement, tu te reconnais en moi. Tu fuis pas, cette fois ! T’as raison, mon grand. Parce que je vais la sublimer, ton histoire. Cette fois, vraiment tout le monde sera content. Toi, tu vas faire un petit pas de plus dans ta fuite. T’en rêvais, hein ? Moi, je vais enfin pouvoir quitter mon bled minable. J’avais pas d’autre choix : j’aurais loupé les examens de demain, de toute façon. Je jouerai l’ahuri. J’en prendrai pour pas longtemps, comme ça. La folie, ça s’excuse, ça plaît, ça se médiatise. Tu connais ça. Mon vieux sera enfin débarrassé de moi, et moi de lui. Peut-être même qu’en attendant qu’on me libère, on me mettra là à ta place. Comme ça, ma mère pourra enfin s’occuper de moi, et uniquement de moi. Ce seront mes pyjamas qu’elle lavera. Elle me fera la conversation, comme avant quand j’étais petit. Ce sera beau.
Alors Sam, s’il te plaît, tiens-moi ce flacon une minute, le temps que j’enfonce l’aiguille. Ça fera pas mal, tu verras. Respire dedans, voilà, comme ça.
Quoi ? Tu me montres ton petit piano électrique ? Tu veux jouer ? Bah, pourquoi pas ? Ça se refuse pas, une dernière volonté. Vas-y, joue, mais laisse-moi faire. C’est beau, il parait, ta musique. Moi je sais pas, on m’a pas appris. Bouge pas trop, Sam, je tiens le flacon devant ta bouche. Demain, nos photos seront côte à côte à la télé. Maman pourra parler de moi aux journalistes. Là, c’est bien. Ferme les yeux. Ouais, c’est pas mal, cette musique… T’as l’air plus tranquille. Bon, laisse-moi trouver ta veine. Ouais, pas mal du tout, au fond… La nuit est grande, avec cette musique. Regarde par la fenêtre. Le cadre est trop petit, non ? Mais… Je pleure ! Des larmes or et argent…
Ça me rappelle cet autre instant inoubliable. Flacon du 7 février 1999, 21h48. Je voulais capter à nouveau une parcelle de vie de la petite fille brune. Mon père avait laissé s’échapper la seule que je possédais. Je savais que tous les soirs, vers 21h00, elle sortait les poubelles. Ses vieux étaient trop feignasses pour le faire eux-mêmes. Mais le problème, tu vois, c’est que je ne voulais pas qu’elle soit mêlée à l’odeur des poubelles. Alors, pendant que mes parents me croyaient déjà couché, je lui ai dit : « viens, je veux te montrer un trésor ». Elle était belle, la petite fille brune. Je l’ai menée au bord de la Swale. Elle n’avait pas peur, elle m’aimait bien. Au moment où j’ai sorti mon flacon, un nuage a tiré sa révérence. Et soudain, son visage s’est éclairé. Son sourire était le reflet de la lune. Ses yeux ceux des étoiles. J’ai soudain eu la trouille de ma vie, je te jure. J’ai eu peur que le nuage revienne. Je me disais que si son visage ne restait pas dans cette lumière à tout jamais, j’en mourrais. J’ai pas réfléchi. Je l’ai poussée. Elle savait pas nager. Le dernier bloub s’est déposé dans mon flacon.
J’avais aussi pleuré de ces larmes métalliques, d’or, surtout, couleur lune, mais pas tristes. Parce que je savais que cette petite fille, c’était la plus belle, la seule, l’unique.
Je savais que jamais elle ne serait plus jolie qu’en cet instant.
Je savais que je la sauvais, dans mon flacon.
J’étais son ange gardien.
Mais ta musique ?
Tes notes ?

Elles n’ont pas le goût de la rage, mes larmes. Attends, je referme le flacon. Il ne contient pas ton dernier souffle, finalement. Regarde, j’ai même pas enfoncé l’aiguille. Tout ça a un petit goût d’amertume. Avec, bizarre, un peu de joie. Olive-citron-chocolat. Drôle de mélange. Tant pis. C’est peut-être quand même un des plus beaux de ma collec’. Mais pas aussi beau que celui de la lune sur la petite fille. Non, tu m’auras pas comme ça.
Je reviendrai demain soir, compte sur moi. Après mes exams. Et je réessaierai. Tu le paieras, de toute façon.
Tu me rejoueras quelque chose ? Quelque chose de plus… Je sais pas, avec plus de fraise dedans. Et de bleu foncé, aussi. Avec un peu de lune, d’étoiles, et de dahlias parfumés. Et je chercherai le plus beau moment, la plus belle note, pour planter ma seringue. Tu m’aideras, hein, tu me promettras que les notes suivantes ne seront pas aussi belles ? Bon sang, tu me fiches la trouille…

Bonne nuit, Sam.
À demain.
13 juin 2005. 23h57.

Publié dans Clara

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M
Et fais-nous aussi un article sur les dattes, Ad, stp, le plus vite possible.J'adore les dattes
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C
Ce n'était qu'un copier-coller d'un texte ancien. Et ne te moque pas de moi, s'il te plaît, bosse, toi aussi, non mais !
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A
tu dois avoir une pêche d'enfer pour écrire autant de bon matin. C'est ça quand on fait un job qu'on aime.
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