Projection privée

Publié le par Calice

Une petite table de bistrot – deux chaises. C’était lui. Assis face à elle. Quinze ans plus tard.

Celui qu’elle avait tant aimé, sans vraiment le savoir… Une relation en pointillés, oh, sur une bonne année. Ils ne s’étaient jamais engagés l’un à l’autre, jamais rien promis. Juste le plaisir d’être ensemble, la musique, le rire. Ils s’étaient quittés simplement, un jour, quand un troisième s’était glissé entre eux. Et depuis, rien. Elle pensait qu’il pouvait être mort. Mais un jour, il était tombé par hasard sur un blog où il avait reconnu leur histoire.

 A présent, il était là. Oh certes, il avait un peu vieilli. Mais ses tempes grisonnantes la touchaient à un tel point qu’elle devait retenir sa main de les effleurer. Sa voix, de grave qu’elle était tantôt, était devenue suave… Elle en imaginait de doux messages susurrés à son oreille… Ses yeux, ornés aujourd’hui de fines rides qui traçaient de précieux sillons d’histoire sur son visage mat, souriaient tout autant qu’à vingt ans. Et aujourd’hui ils exprimaient une tendresse infinie, comme celle qu’elle avait su deviner sous les dehors exubérants et un peu bruts du jeune homme qu’il était. Sa silhouette s’était renforcée : plus mâles, ses épaules étaient devenues puissantes, réconfortantes.
« Non, je ne fume plus… Pour ma fille.. Et puis, j’ai grandi, tu sais ! – il souriait – Tu te souviens des soirées d’été, au dernier étage de la petite maison aux volets bleus ? »  Ses yeux s’étaient embués. Il avait pris sa main entre les siennes et avait laissé une larme s’abandonner dans sa tasse de café. «  Je t’aimais. » Elle étouffait soudain. Son corps tétanisé ne répondait plus à l’appel de ses sens qui lui enjoignaient de se jeter sur lui, pour lui arracher son pull marin foncé et se fondre en lui, à jamais, en un partage qu’ils n’avaient pu accomplir en leur jeunesse arrogante. 
« Elle s’appelle Sophie. Je tiens à elle. »
Il s’était levé, très lentement. Elle lui avait fait face, puis, le tenant aux épaules, l’avait embrassé sur les deux joues, deux baisers rouge vif sur la barbe naissante… puis l’avait regardé s’éloigner, de sa démarche un peu gauche. Elle pleurait…
 
 
Il était là. Il avait tellement vieilli. Sa chevelure prenait un ton terne et grisâtre, contrastant avec le noir d’ébène de la jeunesse. Sa voix déjà grave auparavant avait atteint là des profondeurs d’outre-tombe et signait l’abus d’alcools et de fumées. Ses yeux s’étaient comme rétrécis, enfouis sous la graisse luisante de son visage et les sourcils broussailleux. Elle n’y trouvait plus la malice du frais jeune homme qu’elle avait connu. Ils s’étaient éteints, tout simplement.
«  Je ne fume plus ! Merde, c’est devenu trop cher ! Alors, tu comprends, je compense ! » avait-il lancé en tapotant d’un air satisfait un estomac proéminant. «  Bon ! La jeunesse… On n’était pas bien dégourdi, pas vrai ? Enfin, surtout toi ! Non, je plaisante… » Il expliquait qu’il venait de divorcer. « Oh, trois fois rien, une aventure passagère, sans importance… On ne se refait pas ! Et puis, tu comprends, dix ans de mariage, les enfants, la routine… » Son regard s’était fait pesant et l’avait enrobée toute entière d’une sombre substance visqueuse qui la faisait suffoquer…
« Tu voudrais qu’on remette ça ? »  
Elle s’était levée en titubant. « Tu ne m’embrasses pas ? » Après avoir déposé du bout des lèvres un léger baiser sur sa joue piquante, elle avait dégagé son bras et s’était enfuie. Elle pleurait.

 

 

Publié dans Calice

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A
j'aime bien les 2 versions, c'est marrant d'imaginer plusieurs issues à une histoire, peut être que la réalité fait partie d'une 3ème version
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C
Merci pour les encouragements, Clara, je ne suis pas sûre d'avoir vraiment envie de lever le voile en fait... Bonne nuit
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C
Excellentissime ! Quoique légèrement pessimiste, quand même, hein. Mais même triste, la première version est très belle, elle vaudrait d'être vécue. Ma chère Calice, puisque tu es Calice, je pense que tu pourrais en faire davantage pour le retrouver pour de vrai. Si tu l'as aimé, peu de chance qu'il soit devenu comme dans la deuxième version, pas vrai ?
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