Digression 2

Publié le par Clara

Moi, je m’appelle Gabriel, et, je sais pas, il y a comme quelque chose qui me dépasse, dans le monde. Ça a toujours été comme ça, depuis que je suis tout petit. Peut-être depuis que mon père est sorti un soir, je crois pour prendre un peu l’air, et que ma mère l’a attendu toute la nuit, assise dignement dans le salon, les coudes posés sur la table. Elle s’affaissait de plus en plus à mesure que le temps passait, mais pas moi, bien droit dans le fauteuil d’en face. J’ai passé la nuit à la regarder lutter contre le sommeil et les larmes. Moi non plus, je n’ai pas pleuré, et quand j’ai senti le moment venu, je me suis précipité pour qu’elle ne tombe pas. J’ai passé mon bras dans son dos, et j’ai retenu sa tête avec l’autre main. J’ai senti avec gêne le bourrelet qui saillait de sa culotte, et son parfum de gardénia. Elle était pas très affectueuse, comme mère. Je crois que c’était la première fois que je la touchais autant.
Depuis ce jour où je l’ai soutenue, voilà j’étais l’homme de la maison. À dix ans. En contrepartie, elle ne reparlait jamais de mes cauchemars. De ces crises de cris et de larmes aussi subits qu’une disparition de père, pfouit. Alors qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant, ma mère venait dans mon lit, me berçait, me serrait fort, fort, très près du gardénia entre ses seins, et on s’endormait comme ça. Le lendemain matin, elle était déjà dans la cuisine quand je me réveillais, et j’apparaissais toujours aussi digne et droit qu’un prince dans mon peignoir trop grand. J’étais un homme, merde, pas ce pleurnicheur de mes nuits noires.
Ce qui me dépasse, c’est ça, cette fierté qu’on a, nous les garçons. Peut-être bien que tous, on a un truc de notre père qu’on veut cacher. Une trop grande lâcheté, quelque part, pas facile à assumer. Et comme ça, de père en fils, on se blinde, on cache tout, et fatalement, on fait les mêmes erreurs.

J’ai assez vite arrêté le lycée, et je suis devenu serveur dans un café, juste parce que je savais pas quoi faire d’autre. Et des filles, j’en ai connu. Faut croire que je dois être assez beau garçon, parce que ça me tue comme les filles m’abordent. Y’en a qui sont sacrément culottées, et d’autres carrément pas du tout.
Elles m’aiment bien, les filles, elles disent que je suis tendre. Je suis un bon gars, quoi, et y’a rien qui m’énerve plus que ça. Enfin, je prends mon pied, et c’est l’essentiel.

Voilà, j’ai vingt-cinq ans, maintenant, et je suis toujours serveur. Je vais assez souvent rendre visite à ma mère, qui sent de moins en moins le gardénia, et qui devient de plus en plus petite et ratatinée. Elle reste souvent immobile, les yeux dans le vide, comme si elle attendait toujours. Ça me dépasse, ça. Elle me demande si j’ai une amie. Je lui dis non, et ça la rend triste.
Mais l’amour, c’est fait pour les poètes, pas pour moi. L’amour, c’est une promesse qu’on ne peut pas tenir. Ou un truc si lourd à porter qu’un jour il faut décider de prendre l’air pour toujours.

Puis un jour, il y a eu Rosetta.
Le premier à la renifler, ça n’a pas été moi, mais mon chien Racine. Je me baladais avec lui au parc Longchamp, j'aimais bien y aller même si c'était pas tout à côté de chez moi, comme ça, il y faisait ses besoins, mon chien. Et puis moi aussi j’en avais besoin. J’aimais bien un peu de calme, parfois, et c’était bien d’avoir un chien comme prétexte, parce que je me voyais pas me balader tout seul le nez en l’air comme ça, comme un con. Non, là, je promenais mon chien. Puis tout d’un coup je l’ai plus vu, alors j’ai crié « Racine ! Racine ! » J’ai suivi son jappement, qui m’a conduit tout droit sous les jupes d’une nana qui souriait, assise sur un banc.
Je la regardai. Je réalisai alors seulement qu’elle était vraiment bien gaulée, sous son tee-shirt blanc et sa courte jupe à motifs rouges. Et puis alors, et ça, ça m’a soulagé, parce que souvent ça gâche tout le reste, le visage était top. Plein de fois je voyais un corps vraiment prometteur, et puis au-dessus une mocheté pas croyable. Ça, je pouvais vraiment pas. Alors que là, vraiment, la nana, chapeau. Dans un livre, ils auraient dit : des traits fins, une bouche pleine et bien dessinée, un regard noir et taquin, le tout auréolé de cheveux noirs et frisés… Elle me regardait franchement, avec un petit sourire. Putain, elle me plaisait ! Je me suis assis à côté d’elle, et j’ai demandé sans même réfléchir :
– Je peux t’embrasser ?
Son sourire s’élargit, révélant des dents super blanches – ça aussi ça m’a plu –, et elle se pencha vers moi. Et là, tilt, mon cœur qui s’emballe, qui galope à toute allure dans une course effrénée. Merde alors, elle sent quoi ? Elle sent quoi ? Non, c’est pas du gardénia, c’est quoi ?
– C’est quoi ton parfum ?
Elle stoppa son geste, un peu déçue, et se renferma soudain…
– Excuse-moi… dit-elle d’une voix timide… Je… Je transpire beaucoup quand je suis émue… J’ai pas de parfum…
J’en restai bouche bée. Comment une odeur naturelle pouvait-elle être aussi… bandante ? C’était comme du pin, de la rosée du matin, et aussi, je sais pas, comme un poisson doré, surgi hors de l’eau, et qui suffoque. Alors je m’approchai d’elle, et je l’embrassai. Gentiment, comme elles aiment, la première fois. Je gardai longtemps cette position, comme ça j’avais tout le loisir de la respirer, sa peau, ses cheveux, et je me retenais pour ne pas plonger dans le bonheur de ses recoins secrets, qui devaient humer le paradis sur terre.

Je lui donnai rendez-vous pour le soir même, à la plage du Prado. Il me semblait qu’il n’y avait que là que je pouvais la revoir, près de l’eau, échouée sur le sable comme une sirène sortie de l’onde. Et merde, voilà que je devenais lyrique, c’était la meilleure. En même temps, je flippais un max. J’avais peur de je sais pas quoi. Un pressentiment. Un peu comme dans ces tragédies, où les mecs avaient des destins pas croyables. On appelait ça la fatalité, et on pouvait pas y échapper. Mais j’étais pas dans une tragédie, moi je voulais juste baiser, alors y’avait pas de quoi en faire un plat. Je me suis secoué, et je suis retourné au boulot jusqu’au soir.



Elle était encore plus belle que l’après-midi. Il faisait déjà nuit, et dans ce coin-là de la plage du Prado, y’avait plus personne, parce qu’il fallait marcher un peu, et qu’en plus y’avait un petit vent frais qui éloignait les gens de l’eau. Elle, elle s’en foutait, elle avait quand même mis une robe légère, et ses cheveux caressaient son visage, avant de vouloir suivre la ligne d’horizon. On aurait dit qu’ils voulaient s’envoler et aller super loin, peut-être là-bas, en Algérie ou en Tunisie. Ils y auraient été bien, ses cheveux tout frisés, aux pays du henné et de l’eau de rose. Mais y’avait sa peau toute blanche qui n’aurait certainement pas été d’accord, et j’aurais pas aimé qu’un sale soleil sans nuage la brûle. J’avais comme une drôle d’envie de la protéger, de la prendre dans mes bras, la nuit, dans le noir, pour éloigner ses démons. Mais elle en avait sans doute pas, des démons, elle, parce qu’elle avait dans ses yeux sombres une lueur trop franche et directe, et comme un bonheur constant qui y flottait. Soudain, j’ai eu dans l’idée que c’était peut-être elle qui m’aurait le plus protégé, mais j’ai eu honte, alors, c’était moi le mec, quoi !
Elle s’était assise près de l’eau qui lui léchait ses pieds nus. Ça m’a donné une idée dingue, j’ai eu envie de lui lécher les petons, moi aussi, mais je me suis retenu, pour qui je serais passé ? Alors à la place je lui ai juste roulé une pelle, mais une vraiment chouette, comme dans les films, comme elles aiment, je sais, quand elles ont la tête renversée en arrière. Et là son parfum m’a envahi, bêtement mêlé à trop de savon, et j’ai perdu tout sens commun. Je me suis mis à lui embrasser les cheveux avec frénésie. Ils avaient une odeur de mère. De sel, de sable, et d’enfance. J’ai bien vu qu’elle avait l’air surpris, mais pas désagréablement, alors j’ai continué, et j’ai fait glisser la bretelle de sa robe, et elle avait rien dessous, je vous jure. Sous de merveilleuses rondeurs, elle avait une taille dorée, un ventre tout ondulé, comme les danseuses des mille et une nuits, sauf que moi j’en avais qu’une de nuit, et c’était celle-là. Je lui ai enlevé sa robe complètement, et j’ai un peu hésité avant de plonger.
J’avais un peu peur de trop de bonheur. Mais j'ai plongé, et j’ai bien cru que j’allais crever de volupté. Parce que là, je suis parti en voyage.
Un voyage un peu tourmenté, avec plein de tempêtes et d’ouragans, et de l’écume odorante qui me sautait au visage et me tournait la tête, avec des sirènes au chant très doux qui voulaient me faire échouer mais je tenais bon. Je m’accrochais à ses cuisses un peu molles mais douces, et je naviguais en ne voyant plus rien. Elle disait encore, encore, oui, mon amour. J’étais pas son amour, fallait pas me prendre pour un con, mais bon quand même, j’avais pas envie de disserter maintenant. Je savais plus trop où j’étais, peut-être que j’avais découvert une contrée inexplorée, après toutes ces tempêtes, que j’avais échoué sur une plage où personne n’avait jamais mis les pieds, et j’y plantais mon drapeau d’explorateur. J’espérais bien ne jamais oublier le chemin de cette île étrange et capiteuse.
Elle se mit à changer de position, et entreprit de me déshabiller de pied en cap, pour l’égalité des sexes, y’avait pas de raison, elle était toute nue, elle. J’avais comme une boule de feu dans l’estomac et la gorge, mais un feu agréable et qui brûle pas trop, enfin pas qui fait mal, quoi. Après ça, on est parti en voyage ensemble, et elle chantait un peu comme les sirènes qu’on croisait et qui nous faisaient coucou de la main. On avait du sable partout et elle était dans son élément, dans cet iode mouvant. On surnageait dans une nouvelle tempête, et je me sentais fort, je pouvais la retenir avec moi pour qu’on coule pas. Puis les éclairs ont grondé avec un peu de retard sur la lumière, comme d’habitude, et c’est avec ces grondements qu’on s’est écroulé l’un sur l’autre, en attendant le matin.

Le matin, j’étais tout nu tout seul sur le sable. Et elle, elle était plus là. Merde, je me suis dit, pour une fois que j’avais trouvé une contrée inexplorée… J’aurais voulu la visiter encore et encore, jusqu’à ce que je m’en lasse, mais quelque chose me disait qu’avec une odeur pareille, je m’en serais pas lassé très vite. Mais c’était comme ça, c’était la vie, la fatalité comme on dit. Une fille comme ça, ça me dépasse, mais ça pouvait pas me comprendre. Fallait que ça prenne l’air, d’une façon ou d’une autre…

Gabriel avait été d’autant plus bouleversé par cette histoire trouvée dans l'enveloppe rose, qu’elle eut effectivement lieu.
Non contente de deviner ses états d’âme les plus secrets, l’auteure avait eu des dons de prémonition : il avait bien rencontré Rosetta, le lendemain de sa soirée au Trolleybus. Certes, elle s’appelait en réalité Virginie. D’accord, elle n’était pas brune mais rousse. La rencontre n’avait pas eu lieu au parc Longchamp, mais sur le Cours Julien. Mais n’étaient-ce pas là que de simples détails ? L’important n’était-il pas l’émotion ressentie, le rendez-vous donné sur la plage, et ce moment inoubliable ? Il manquait peut-être juste un passage, dans ce récit… Gabriel appuya sa tête sur le mur froid de la cellule de détention provisoire, et murmura :
– Pendant la nuit, heureux sous les étoiles, y'a eu un moment où je pouvais pas dormir. Je pensais à l'histoire dans l'enveloppe rose, à tout ce que cette autre fille avait deviné de moi. Et toi, Rosetta, toi qui es là à côté, si belle au clair de lune, toi dont je vois battre le pouls sous la peau fine de ton cou, toi, est-ce que tu me comprendras aussi bien qu'elle ? Ou bien es-tu comme toutes les autres ?... Aïe !
– Ta gueule !
Son voisin de cellule, au visage boursouflé, venait de lui donner un vigoureux coup de poing dans l’avant-bras. Il n’appréciait guère les envolées lyriques. Gabriel gémit de douleur en se frottant le bras, puis se tut. Des larmes dans les yeux, meurtri d'être là pour un crime qu'il n'avait pas commis, le meurtre de Rosetta-Virginie, il se tortilla pour trouver la meilleure position sur la couchette inconfortable.

Publié dans Le roman de Violette

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A
Je lisais deleuze, m, si ,si jitijure. Je vois qu'on a un nouveau campagnon, galinette entre dans la danse. Oué vive les articles à plusieurs mains.
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M
Ah, voilà Ad... on est plus orphlin !<br /> C'était beau le match, nous dit pas qu'tas fait aut'choses là...
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M
Bon, toute façon Ad. est Coordinateur des Clefs de ce Blog (CCB), pis y va bientôt rentrer du match, maintenant (bravo Niang !).<br /> L'entrée dans ce blog est subordonnée à l'Apéritif Offert aux Membres Fondateurs (AOMF).<br />  <br /> Je viens juste de relire les satuts !
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A
Galinette envoie nous tes écris sur le mél du blogsquarevador@yahoo.frau plaisir de te lire
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C
Je ne l'ai point, son mail. Faut passer par Ad.
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