L'oeil de verre

Publié le par Clara

Bon, ben je le remets, alors :

Le pointu glissait, imprimant dans son sillage des rides importunes dans la calanque de l'Œil de Verre. Les gabians se taisaient, de crainte de bousculer l'harmonie du monde couvée par l'astre brûlant. Posés sur quelque rocher en retrait, ils toisaient les îles d'en face, ou surveillaient la progression de cette embarcation suspecte. L'atmosphère était si ténue, la mer si diaphane et sereine que quiconque eût pu se sentir comme son reflet dans l'eau. Mais Doumé s’imaginait en intrus, congestionné dans sa chemise noire, chauffée par les rayons cruels du soleil. Il suait à pleurer, dans son jean trop épais. Il était bien peu de choses, dans sa coque de noix, au regard de la splendeur immense du paysage, s'étendant, derrière, jusqu'à l'infini de l'horizon. Devant, la blancheur calcaire de la roche était mitée par quelques pins, seuls à pouvoir s'enraciner sur cette surface nue. Des pointes de couleur d'iris nains y rehaussaient des touffes de romarin. Calcaires en gros bancs, et dalles offrant des terrasses près de l'eau, étaient épiées en permanence par cette cavité formée, à cet endroit, dans la paroi de la crête raccordant la Grande Candelle aux falaises du Devenson : l’Œil de Verre.
Peut-être était-ce à cause de cet œil pointé sur lui que Doumé se sentait si mal à l'aise. D'ordinaire, c'était lui qui fixait le reste du monde.
Il se souvint que cette calanque avait une autre appellation : celle de Saint Jean de Dieu. Il préféra s'en remettre à un Dieu auquel il ne croyait guère, plutôt qu'à un œil inquisiteur, pour ne pas sombrer dans une profonde et subite dépression.
Muriel l'accompagnait, vêtue d'une robe rouge, assise sur la planche de bois devant lui, une main plongée dans l'eau, rêveuse. Elle avait voulu passer le dimanche sur l'eau, avec le pointu de son riche père. Il l'avait acheté à un pêcheur, pour ses balades du week-end. Il avait été repeint en bleu et blanc, et une plaque sur les côtés exhibait le nom qu'on avait voulu lui donner : l'indolente.
Mais Doumé, lui, tremblait à cause de Violette. La révélation du bouquet de fleurs était alarmante. Il craignait autant pour lui que pour Muriel. La crainte laissait une présence entêtante dans son esprit, et se perdait parfois en bribes transformées peu à peu en d'autres sentiments.
Doumé laissa ses pensées se perdre vers la jeune fille aux yeux violets, mais ce fut la voix de Muriel qui dérangea le recueillement de la nature, pour énoncer une banalité sur sa beauté. Il ne répondit pas, agacé par l'hérésie. Elle le lui en fit reproche, acerbe, haussant le ton. Comme il ne répondait toujours pas, elle se redressa, se tourna vers lui, frémissant de stupéfaction puis de colère. Ses beaux yeux s'enlaidirent de fureur devant le mutisme de son compagnon, immobile, appuyé sur la barre du gouvernail, moteur éteint.
Elle allait hurler, sans doute. Pouvait-elle profaner ce lieu sacré entre tous ? Pouvait-elle déranger l'onde endormie, les gabians attentifs, la nature alanguie ? Cela parut soudain à Doumé inconcevable. Un crime contre nature.
Il ne bougeait toujours pas, les muscles tendus à craquer, l'esprit sur un fil de rasoir, la raison vacillante, lorsque soudain une phrase lui vint en tête. Claire et limpide, il l'entendit raisonner, les rochers de la crête se la renvoyer en écho.
"Ce garçon, qui avait le courage des images, en sa qualité de photographe, n'avait guère celui des actes."
Le courage... Des actes... se répondaient en un écho effrayant. Doumé se demanda un instant si Muriel l'entendait aussi, mais comme elle allait ouvrir la bouche, il paniqua.
Ce fut alors comme s'il entrait dans un monde parallèle. Un monde où les choses n'avaient guère de conséquences, car seule y comptait la vigueur des actes, et non les actes eux-mêmes. Alors il le fit, mû par une pulsion puissante et sans appel, encouragé par l'éblouissement cru du soleil  : il se jeta à son cou, pour une étreinte passionnée quoique dénuée d'amour. Elle roula des yeux fous et fascinants dans lesquels Doumé puisa davantage de force pour serrer encore et encore. Un de ses genoux écrasait le ventre de Muriel, mais l'agitation de ses jambes et  bras était hors de contrôle. La légère embarcation gîtait dangereusement. Les ongles de Muriel s'enfoncèrent dans le gras des joues de Doumé, qui n'avait pas prévu ça. De douleur il lâcha prise.
Il n'avait pas l'étoffe d'un meurtrier. Il manquait de sensibilité, de haine ou de passion... Il ne savait pas s'oublier au creux de ses émotions les plus puissantes.
Il en remercia le ciel, lorsqu'il se retrouva le cul dans l'eau stagnant au fond du pointu, et qu'une gifle de Muriel s'occupa de lui remettre les idées en place.
– Sale con ! éructa-t-elle. T'as des fantasmes de nul, et je les partage pas ! J'ai jamais rêvé qu'on me viole, moi, figure-toi !
Quoi ?
– Là, c'est la goutte d'eau...
Elle rumina la suite en remettant ses cheveux en ordre, puis hurla  :
– J'te quitte, sale minable !
Déterminée, elle s'installa à la barre et tira sur le démarreur pour déclencher le moteur.
Doumé, hébété, écouta la pétarade de celui-ci définitivement troubler la tranquillité de la calanque. Il se tourna vers l'Œil de Verre qu'il interrogea.
Alors, il eut sa réponse.
Cette phrase, qui avait déclenché ses pulsions les plus inavouables, cette phrase provenait de la lettre à l'enveloppe rose, qu'il gardait encore précieusement au fond de sa poche, sans vraiment savoir pourquoi.
Cette phrase faisait partie de cette histoire.
Cette histoire qui parlait de lui, de si clairvoyante et insupportable façon...

Il fallait absolument qu'il en sache plus sur Violette.

Publié dans Le roman de Violette

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S
J'aime bien cette transition où ils sont en train de consommer leur rupture...
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