Ca se complique...

Publié le par Clara

Violette se sentait épiée, ces jours-ci. Ce matin-là, à nouveau, une fois le pied dehors, elle ressentait ce malaise. Pourquoi craignait-elle la rue, depuis peu ?
C'était que dans la rue, il y avait les gens. Et il y avait le regard des gens. Elle les sentait lourds, ces regards... Qu’est-ce qu’ils avaient, tous ?
Elle essaya de comprendre, incapable de discerner que seule une paire d’yeux entre tous pesait sur elle. Elle avait besoin d'analyser ce qu'elle prenait pour une révélation soudaine. Auparavant, pensait-elle, elle n'avait pas perçu ce qui existait déjà. Mais depuis peu, elle se sentait tellement à fleur de peau qu'elle ressentait enfin, et à outrance, cette insistance malsaine. Oui, ce ne pouvait être que ça. Mais pourquoi ? Qu’avaient-ils, les gens ?
Elle en vint à cette conclusion : selon elle, ils avaient besoin de beauté, voilà. Ils en crevaient, de la laideur du monde. Le morne et la puanteur, la vulgarité et la pisse de chien, le désespoir et la bêtise, ils voyaient ça tout le temps. Même la télévision se mettait à leur en verser des louches entières, et eux ils avalaient en suffoquant, gavés, repus, écoeurés, et ils la vomissaient dans la rue, après, cette sous-culture insupportable.
Et elle, elle passait, innocemment.
Elle passait devant eux, qui en crevaient, de la laideur du monde. D’abord, c’était le violet de ses cheveux qui les attiraient. Boucle violine, disait son père dans ses bons jours. Boucle violine passait devant eux, et dans son sillage égrenait la lumière. C’était incongru, ce mauve éclatant dans la crasse de la rue. C’était insolent, un peu. Mais elle ne s’arrêtait pas là. Il y avait la courbe de ses hanches. Charmante, lui avaient dit certains. Un peu trop marquée, pensaient les autres femmes. Parfaite, lui susurraient les regards. Voilà qu'ils commençaient. La concupiscence accomplissait son œuvre. Leurs regards la léchaient. Elle les sentait qui exploraient ses jambes, râpaient cet endroit où elles prenaient fin. Elle marchait un peu plus vite, alors ils remarquaient le rouge de ses joues, et souriaient de côté. Les regards s'apercevaient ensuite du vermillon de ses lèvres pleines, et du lilas de ses yeux. Leur sourire s'agrandissait. Elle trébuchait un peu, et hop, les regards descendaient sur sa poitrine. Leurs yeux s'agrandissaient, elle croyait le voir, oui, ils pensaient à toute allure, et s'emballaient. Ils essayaient de deviner ses formes, la couleur de sa peau à certains endroits. Ils s’octroyaient le droit de la scruter, peut-être qu’ils pensaient avoir celui de tout savoir pour de bon. Eux aussi avaient droit à un peu de beauté, sans doute, dans ce monde ingrat. Peut-être pouvaient-ils se donner la permission de la toucher, eux qui trimaient tous les jours pour pas grand-chose. Elle, elle passait, elle existait, ils pouvaient en profiter un peu, non ?
Violette courait, fuyait, pleurait et avait peur.
Elle savait enfin, après toutes ces années, combien elle était belle. Mais maintenant, elle en crevait, d'être belle. Du coup, elle se détesta. Elle n'arrivait plus à se regarder dans un miroir.
Alors un soir, elle eut une idée insensée. Elle décida qu'il était temps de la mettre en œuvre.


Elle n'était sortie qu'une fois le soir, vêtue d'une jupe en lin, noire et courte, ainsi que d'un haut rose décolleté, réchauffé d'un fin gilet de laine grise. Elle avait relevé ses cheveux, comme l'aimait Doumé, car cela dévoilait sa jolie nuque... Elle s'était rendue à la Plaine, et avait retrouvé deux de ses amies à la terrasse d'un café, située à côté d'une fontaine au doux bruissement, où elles avaient discuté longtemps.
Ce fut un soir de grand bonheur pour Doumé, qui put la photographier à son aise, assis à la terrasse d'à côté, mais caché par le tronc d'un gros platane. Il avait rapporté de cette émouvante soirée de sublimes clichés volés. Elle avait de ces gestes, en parlant et en riant avec ses copines, qui faisaient penser à un papillon. Violette planait, de ses ailes fragiles et déployées, au-dessus du commun des mortels. D'un geste de la main, elle balayait la banalité du monde.
Tout au long de ces quinze jours, qu'il voulait se persuader être le temps d'une enquête, et non d'une traque, Doumé ne vit plus l'ombre d'une seule enveloppe rose. D'ailleurs, curieusement, plus aucun meurtre n'avait été à déplorer dans le quartier, en tout cas d’après ce qu’il en savait. Cela le confirma dans son hypothèse, forcenée bien que floue, à savoir qu'il existait un rapport étroit entre les crimes et les lettres…
   
C'était encore un dimanche, où le ciel s'empesait avant de se découper suivant l'horizon. Il se nuançait du blanc au brun, à mesure que la chape de pollution se densifiait. C'était une de ces journées où Doumé s'attendait à une catastrophe comme, par exemple, que Violette ne sortît pas de chez elle.
Mais en fin de soirée, la porte marron s'ouvrit, et elle posa le pied sur le large trottoir.
Doumé faillit ne pas la reconnaître.
Elle portait un grand gilet ample, qui lui arrivait jusqu'à mi-cuisse. Sans doute devait-elle avoir trop chaud, là-dessous. Elle marchait péniblement, à cause de chaussures à hauts talons qu'il ne lui avait encore jamais vues. Mais surtout, elle était maquillée. Doumé fut déçu du mauvais goût avec lequel elle s'était peinturlurée. Elle semblait défigurée, par trop de bleu sur les paupières, trop de rouge aux joues et aux lèvres. De gros bijoux lui mangeaient la nuque et les poignets. Elle portait sur l'épaule un grand sac beige en forme de cabas de ménagère.
Ce fut avec davantage de curiosité que Doumé la suivit cette fois. La démarche de la jeune fille était mille fois moins gracieuse qu'à son habitude. Elle progressait en bête traquée, jetait des regards furtifs de droite et de gauche, sursautait par moments, le nez plongé vers le bitume qui répercutait le tip tap de ses talons aiguille. Ses cheveux relâchés ne réussissaient pas à escamoter son visage au masque de honte.
Elle descendit toute la rue de la République, avant de progresser sur la Canebière, où les passants la croisaient avec indifférence. D'autres créatures, au look semblable ou pire, s'y pavanaient avec insolence. Violette ne se distinguait des cagoles du coin que par son air introverti. Elle traversa le cours Lieutaud en trébuchant. Doumé, touché par la détresse palpable de la jeune fille, faillit voler à son secours pour lui prendre le bras. Il se retint avec violence. Quelque chose en elle lui donnait presque envie de pleurer en cet instant, sans qu'il pût réellement déceler la cause de cette pitié. Il luttait contre une soif qui lui venait des tripes, de se jeter sur elle pour la soustraire à l'agression du dehors, pour la bercer au creux de ses bras, pour la consoler au fond d'un cocon doux et chaud.
Mais une strate de sa conscience se souvenait toujours des lettres roses et des crimes qu'elles accompagnaient. Il gardait toujours en lui le doute de sa culpabilité, tout du moins de sa complicité dans quelque sombre affaire conduisant aux meurtres. Alors, il la filait sans se faire repérer, en n'omettant pas quelques clichés, appuyé contre un réverbère ou sous une porte cochère.   
Violette traversa la Canebière au niveau du cinéma.
Elle s'arrêta au début de la rue Curiol, avant de prendre une grande inspiration. Cette rue, qui faisait partie de l'ensemble des voies grises qui dévalaient de la Plaine vers la Canebière, portait sa disgrâce en pente raide.
Violette ôta son gilet, qu'elle fourra dans son sac-cabas. Doumé se retint à l'un des piliers devant l'entrée du cinéma pour ne pas défaillir. Les vendeurs de chiches-kebabs, dans les snacks à droite, émirent des sifflements loin du respect. Les passants la dévisageaient, ou évitaient son regard.
Violette, sans son gilet, était quasi-nue. Un short en cuir luisant, très petit, et le soutien-gorge assorti, n'étaient voilés que par une maille à grosse résille, qui pouvait être appelé tee-shirt si l'on faisait preuve d'indulgence. Elle releva son nez retroussé, et s'engagea dans la ruelle, la mâchoire tremblante.
Doumé ne savait s'il devait la trouver sublime ou monstrueuse. Oui, elle était belle, même comme ça, peut-être même davantage comme ça ! Mais que faisait-elle, ici, en pleine rue, vêtue comme une…?
Oui, une pute... Était-ce bien ce qu'elle était, quelques soirs par mois ?
Le photographe se précipita, contourna le café qui faisait l'angle de la ruelle avec la Canebière, et se cala finalement dans le renfoncement d'une porte, un peu plus haut, juché sur une marche. Pour se protéger de ce qu'il allait découvrir, il posa l’œilleton de l'appareil photo sur son œil, avant d'entamer un mitraillage en règle.
Violette arpenta le trottoir, sous le regard hostile ou interrogateur des autres putes assises sur des petits strapontins de pique-nique, ou bien sur une marche, pliées en deux au point de poser leurs seins à moitié nus sur leurs genoux. L'une d'elle, grande et élancée, belle, promenait son caniche en crapotant sur sa clope. Une grosse l'interpella :
– Oh, Paula, tu bosses pas, aujourd'hui ?
Violette les ignorait, et marchait, le nez haussé de fierté.
Ce fut une des plus grosses et des plus vieilles, qui faisait peine, engoncée comme elle l'était dans des vêtements révélant une cellulite avancée, ainsi que des chairs qui avaient fini leur temps de fermeté, qui s'avança vers Violette. Ses cheveux permanentés et colorés de roux ne parvenaient pas à cacher quelques mèches blanches. Sa bonne figure sympathique n'en semblait pas moins ravagée par l'érosion des intempéries de la vie. À moins que ce ne fût tout simplement celles de la météo, à force de trop de temps passé dehors. Elle roulait des yeux étonnés.
Elle toucha Violette sur l'épaule qui sursauta autant que si on l'avait foudroyée. Elle se retourna, de la frayeur dans le regard, et considéra la femme avec une horreur non dissimulée. Celle-ci entreprit de la rassurer avec une douceur surprenante, et lui parla longtemps en lui tenant les bras.
Durant cette discussion insolite, Doumé pouvait voir Violette se décomposer. Elle tremblait tant, sur ses jambes frêles aux appuis incertains, qu'il crut qu'elle allait tomber. Elle n'en eut pas l'occasion. Un homme, maigre et sombre, qu’il n’avait pas vu surgir, prit violemment le bras de Violette, et la secoua en hurlant.
Doumé rangea son appareil dans son sac à dos, et s'élança, le cœur battant et la peur lui tordant le ventre. Il s'interposa entre Violette et cet homme, et s'adressa à la jeune fille d'une voix mal assurée :
– Mais qu'est-ce que tu fous là ? Je t'avais bien dit de pas faire ça !
L'homme suspendit ses gestes et ses mots. Violette regardait Doumé sans comprendre. Celui-ci s'inquiéta de son regard vide, puis la prit dans ses bras afin qu'elle ne s'écroulât pas, pendant que la femme teinte en roux, quant à elle, s'éloignait prudemment. L'homme, surpris un instant, reprit un air agressif accentué par l'aspect rêche de sa peau. On devinait la folie du regard derrière les lunettes noires. Doumé tenta :
– Excusez-moi, m'sieur. C'est pas son métier, à ma femme, je vous jure. Elle a juste un peu pété les plombs après qu'on se soit engueulés, voilà. Elle va pas recommencer, vous inquiétez pas, vous la reverrez plus, et moi non plus, je vous jure.
Mais l'homme eut un sourire funeste, et prit le menton de Violette dans sa main mate et décharnée :
– Eh ben, ma jolie, prononça sa voix éraillée et humide de postillons, si ça te reprend, l'envie de baiser d'autres mecs, fais les choses dans les règles : viens d'abord me voir, OK ?
Et il éclata d'un rire obscène, en bousculant Doumé :
– Allez dégage, pauv'mec. Tu devrais réfléchir : elle a de l'avenir, ta greluche, bonne comme elle est...
L'inquiétante silhouette noire tourna les talons. Doumé en profita pour faire de même, en hâte, obligé de soulever la jeune fille décomposée, en la soutenant par la taille. Une fois sur la Canebière, il lui remit son gilet et entreprit de la ramener chez elle. En chemin, Violette sanglotait, et prononçait des paroles décousues. Ce fut devant le Vieux-Port, là où la mer scintillait entre les bateaux, que Doumé réussit à recomposer son discours.
La bonne femme était venue parler à Violette, attirée par le lilas de ses cheveux. Elle lui avait raconté qu'elle avait connu, dans le temps, une femme qui avait la même chevelure. Et, en y regardant de plus près, les mêmes yeux. Oui, Violette ressemblait beaucoup à cette femme.
Blême et tremblante, Violette avait osé lui demander son nom.
– Attends que je me souvienne, ma belle. Ah, c'était une bonne copine, sur qui on pouvait compter. Courageuse dans le boulot, qui se plaignait jamais des clients. Ouais, elle avait toujours le sourire, Coline. Ah oui, c'est ça : Coline, qu'elle s'appelait !
À ce moment de son récit, Violette avait sangloté plus fort. Coline, c'était le prénom de sa mère, qu'elle avait peu connu...

Publié dans Le roman de Violette

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
errata : évidemment, photophores...etc...<br />   Mais comment fait-on pour corriger les erreurs ?<br />  oh, j'ai la trouille !
Répondre
L
Un petit essai... Evidémment j'ai la trouille ! <br /> <br /> A son regard, elle avait saisi l'inquiètude, de celle qui prend aux tripes et qui vous ferait cracher le coeur, pour en finir au plus vite. Elle distillait alors des parfums de verveine et d'essence de lavandin lui caressant les épaules et le visage avec ses cheveux, elle absorbait son âme, lui procurait l'oubli. Ainsi les destinataires des enveloppes roses avaient-ils eux aussi sombrés, de manière plus radicale, certes, pétales effeuillés de la même fleur.<br /> Elle respirait à peine, souriait par gentillesse. Sensiblement, des pans de joie vive se détachaient en elle. Sous les gravas s'insinuait la certitude d'un choix nécessaire : écrire ou aimer.<br /> La surface prenait le soir venu des reflets plus sombres, les rayons obliques ouvraient l'espace d'un instant, d'une vague plus lisse, une fenêtre sur le fond verdâtre ou bleu nuit de la mer ; une silhouette insaisissable portée par le courant ou mue par l'instinct de chasse passait, se retirait, surgissait. Le mutisme béat de Doumé, la nécessité d'écrire, malgré la parole donnée quelques temps à peine, la firent se lever brusquement.<br /> - Non, ne me raccompagne pas. J'ai une livraison importante. Des bouquets à composer. Une commande. Pour bien m'organiser, il me faut être seule.<br /> Il lui fallait rendre à nouveau l'écriture possible : imploser ou exploser ? De retour, elle ritualisait ce qui allait être sa nuit d'amour : Devant la psyché, se dévêtir, accentuer le sourire, les tétons, avec un bâton de rouge, profond. Noyer son regard sous le bleu. Sâtiner la peau de l'éclat des photophotres. Relever ses cheveux en les entortillant à l'aide d'un crayon de papier. Revêtir à même la peau le petit short de cuir luisant; et sa côte de maille écarlate, comme elle aimait l'appeler. <br /> Tout était à sa place exacte : le rottring, le bloc, la tasse de terre cuite au thé brûlant, le chat empaillé de Coline, les enveloppes roses. Elle fixa intensément l'animal et commença à rédiger ce qui devait être un autre genre d'histoire...<br />
Répondre
S
Et la rue Curiol est toujours égale à elle-même, d'ailleurs le short atrophié par la cellulite est toujours là aussi...!!!
Répondre
A
ça se corse,
Répondre